Jules Verne

Peu peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore permis d'avoir froid aux pieds.

«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction.

Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.

Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent installées sans retard et manoeuvrèrent rapidement de puissants alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un poli parfait.

Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalit absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.

Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas résisté, lui portait un coup terrible.

Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se comprendra sans peine.

En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an l'étendue de la ville fut décuplée.

On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s'exerce utilement.