Jules Verne

Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Sociét géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.

Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un homme.

Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de _Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane, envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes phénoménales.

IV -------------------- RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE

Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette grande expérience.

Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance du Gun-Club.

Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue, arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en ces termes:

_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club, à Baltimore._

«Cambridge, 7 octobre.

«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de répondre comme suit:

«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:

«1° Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«2° Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son satellite?

«3° Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura ét imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point déterminé?

«4° A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?

«5° Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destin lancer le projectile?

«6° Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment o partira le projectile?

«Sur la première question: -- Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?

«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille yards par seconde.