Jules Verne

Joe, immobile, retenant son souffle, se cachait au milieu d'un fourré, lorsqu'en levant les yeux, par une éclaircie du feuillage, il aperçut le Victoria, le Victoria lui-même, se dirigeant vers le lac, à cent pieds à peine au-dessus de lui. Impossible de se faire entendre! impossible de se faire voir!

Une larme lui vint aux yeux, non de désespoir, mais de reconnaissance: son maître était à sa recherche! son maître ne l'abandonnait pas! Il lui fallut attendre le départ des noirs; il put alors quitter sa retraite et courir vers les bords du Tchad.

Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. Joe résolut de l'attendre: il repasserait certainement! Il repassa, en effet, mais plus à l'est. Joe courut, gesticula, cria... Ce fut en vain! Un vent violent en-traînait le ballon avec une irrésistible vitesse!

Pour la première fois, l'énergie, l'espérance manquèrent au cœur de l'infortuné; il se vit perdu; il crut son maître parti sans retour; il n'osait plus penser, il ne voulait plus réfléchir.

Comme un fou, les pieds en sang, le corps meurtri, il marcha pendant toute cette journée et une partie de la nuit. Il se traînait, tantôt sur les genoux, tantôt sur les mains; il voyait venir le moment où la force lui manquerait et où il faudrait mourir.

En avançant ainsi, il finit par se trouver en face d'un marais, ou plutôt de ce qu'il sut bientôt être un marais, car la nuit était venue depuis quelques heures; il tomba inopinément dans une boue tenace; malgré ses efforts, malgré sa résistance désespérée, il se sentit enfoncer peu à peu au milieu de ce terrain vaseux; quelques minutes plus tard il en avait jusqu'à mi-corps.

« Voilà donc la mort! se dit-il; et quelle mort!... »

Il se débattit avec rage; mais ces efforts ne servaient qu'à l'ensevelir davantage dans cette tombe que le malheureux se creusait lui-même. Pas un morceau de bois qui pût l'arrêter, pas un roseau pour le retenir!.. Il comprit que c'en était fait de lui!... Ses yeux se fermèrent.

« Mon maître! mon maître! à moi!... » s'écria-t-il.

Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la nuit.

CHAPITRE XXXVI

Un rassemblement à l'horizon.--Une troupe d'arabes.--La poursuite.--C'est lui!--Chute de cheval.--L'Arabe étranglé.--Une balle de Kennedy.--Manœuvre.--Enlèvement au vol.--Joe sauvé.

Depuis que Kennedy avait repris son poste d'observation sur le devant de la nacelle, il ne cessait d'observer l'horizon avec une grande attention.

Au bout de quelque temps, il se retourna vers le docteur et dit:

« Si je ne me trompe, voici là-bas une troupe en mouvement, hommes ou animaux; il est encore impossible de les distinguer. En tout cas, ils s'agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière.

--Ne serait-ce pas encore un vent contraire, dit Samuel, une trombe qui viendrait nous repousser au nord? »

Il se leva pour examiner l'horizon.

« Je ne crois pas, Samuel, répondit Kennedy; c'est un troupeau de gazelles ou de bœufs sauvages.

--Peut-être, Dick; mais ce rassemblement est au moins à neuf ou dix milles de nous, et pour mon compte, même avec la lunette, je n'y puis rien reconnaître.

--En tout cas, je ne le perdrai pas de vue; il y a là quelque chose d'extraordinaire qui m'intrigue; on dirait parfois comme une manœuvre de cavalerie. Eh! je ne me trompe pas! ce sont bien des cavaliers! regarde! »

Le docteur observa avec attention le groupe indiqué.

« Je crois que tu as raison, dit-il, c'est un détachement d'Arabes ou de Tibbous; ils s'enfuient dans la même direction que nous; mais nous avons plus de vitesse et nous les gagnons facilement. Dans une demi-heure, nous serons à portée de voir et de juger ce qu'il faudra faire. »

Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse des cavaliers se faisait plus visible; quelques-uns d'entre eux s'isolaient.

« C'est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse.

--On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais bien savoir ce qui en est.