Après quelques instants d'un profond silence, il se retourna vers Kennedy non moins taciturne.
« Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. Il n'appartenait pas à des hommes d'entreprendre un pareil voyage! »
Et un soupir de douleur s'échappa de sa poitrine.
« Il y a quelques jours à peine, répondit le chasseur, nous nous félicitions d'avoir échappé à bien des dangers! Nous nous serrions la main tous les trois!
--Pauvre Joe! bonne et excellente nature! cœur brave et franc! Un moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice de ses trésors! Le voilà maintenant loin de nous! Et le vent nous emporte avec une irrésistible vitesse!
--Voyons, Samuel, en admettant qu'il ait trouvé asile parmi les tribus du lac, ne pourra-t-il faire comme les voyageurs qui les ont visitées avant nous, comme Denham, comme Barth? Ceux là ont revu leur pays.
--Eh! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue! Il est seul et sans ressources! Les voyageurs dont tu parles ne s'avançaient qu'en envoyant aux chefs de nombreux présents, au milieu d'une escorte, armés et préparés pour ces expéditions. Et encore, ils ne pouvaient éviter des souffrances et des tribulations de la pire espèce! Que veux-tu que devienne notre infortuné compagnon? C'est horrible à penser, et voilà l'un des plus grands chagrins qu'il m'ait été donné de ressentir!
--Mais nous reviendrons, Samuel.
--Nous reviendrons, Dick, dussions-nous abandonner le Victoria, quand il nous faudrait regagner à pied le lac Tchad, et nous mettre en communication avec le sultan du Bornou! Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens.
--Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux compter sur moi! Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage! Joe s'est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui! »
Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. Ils se sentirent forts de la même idée. Fergusson mit tout en œuvre pour se jeter dans un courant contraire qui pût le rapprocher du Tchad; mais c'était impossible alors, et la descente même devenait impraticable sur un terrain dénudé et par un ouragan de cette violence.
Le Victoria traversa ainsi le pays des Tibbous; il franchit le Belad el Djérid, désert épineux qui forme la lisière du Soudan, et pénétra dans le désert de sable, sillonné par de longues traces de caravanes; la dernière ligne de végétation se confondit bientôt avec le ciel à l'horizon méridional, non loin de la principale oasis de cette partie de l'Afrique, dont les cinquante puits sont ombragés par des arbres magnifiques; mais il fut impossible de s'arrêter. Un campement arabe, des tentes d'étoffes rayées, quelques chameaux allongeant sur le sable leur tête de vipère, animaient cette solitude; mais le Victoria passa comme une étoile filante, et parcourut ainsi une distance de soixante milles en trois heures, sans que Fergusson parvînt à maîtriser sa course.
« Nous ne pouvons faire halte! dit-il, nous ne pouvons descendre! pas un arbre! pas une saillie de terrain! allons-nous donc franchir le Sahara? Décidément le ciel est contre nous! »
Il parlait ainsi avec une rage de désespéré, quand il vit dans le nord les sables du désert se soulever au milieu d'une épaisse poussière, et tournoyer sous l'impulsion des courants opposés.
Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravane entière disparaissait sous l'avalanche de sable; les chameaux pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables; des cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant. Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vives dans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scène de destruction.
Bientôt le sable s'accumula en masses compactes, et là où naguère s'étendait la plaine unie, s'élevait une colline encore agitée, tombe immense d'une caravane engloutie.
Le docteur et Kennedy, pales, assistaient à ce terrible spectacle; ils ne pouvaient plus manœuvrer leur ballon, qui tournoyait au milieu des courants contraires et n'obéissait plus aux différentes dilatations du gaz.