Jules Verne

Enlacé dans ces remous de l'air, il tourbillonnait avec une rapidité vertigineuse; la nacelle décrivait de larges oscillations; les instruments suspendus sous la tente s'entrechoquaient à se briser, les tuyaux du serpentin se courbaient à se rompre, les caisses à eau se déplaçaient avec fracas; à deux pieds l'un de l'autre, les voyageurs ne pouvaient s'entendre, et d'une main crispée s'accrochant aux cordages; ils essayaient de se maintenir contre la fureur de l'ouragan.

Kennedy, les cheveux épars, regardait sans parler; le docteur avait repris son audace au milieu du danger, et rien ne parut sur ses traits de ses violentes émotions, pas même quand, après un dernier tournoiement, le Victoria se trouva subitement arrêté dans un calme inattendu; le vent du nord avait pris le dessus et le chassait en sens inverse sur la route du matin avec une rapidité non moins égale.

« Où allons-nous? s'écria Kennedy.

--Laissons faire la Providence, mon cher Dick; j'ai eu tort de douter d'elle; ce qui convient, elle le sait mieux que nous, et nous voici retournant vers les lieux que nous n'espérions plus revoir. »

Le sol si plat, si égal pendant l'aller, était alors bouleversé comme les flots après la tempête; une suite de petits monticules à peine fixés jalonnaient le désert; le vent soufflait avec violence, et le Victoria volait dans l'espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de celle qu'ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heures, au lieu de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le désert s'étendre devant eux.

Kennedy en fit l'observation.

Peu importe, répondit le docteur; l'important est de revenir au sud; nous rencontrerons les villes de Bornou, Wouddie ou Kouka, et je n'hésiterai pas à m'y arrêter.

--Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur; mais fasse le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme ces malheureux Arabes! Ce que nous avons vu est horrible.

--Et se reproduit fréquemment? Dick. Les traversées du désert sont autrement dangereuses que celles de l'Océan; le désert a tous les périls de la mer, même l'engloutissement, et de plus, des fatigues et des privations insoutenables.

--Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer; la poussière des sables est moins compacte, leurs ondulations diminuent, l'horizon s'éclaircit

--Tant mieux, il faut l'examiner attentivement avec la lunette, et que pas un point n'échappe à notre vue!

--Je m'en charge, Samuel, et le premier arbre n'apparaîtra pas sans que tu n'en sois prévenu. »

Et Kennedy, la lunette à la main, se plaça sur le devant de la nacelle.

CHAPITRE XXXV

L'histoire de Joe.--L'île des Biddiomahs.--L'adoration.--L'île engloutie.--Les rives du lac.--L'arbre aux serpents.--Voyage à pied.--Souffrances.--Moustiques et fourmis.--La faim.--Passage du Victoria.--Disparition du Victoria.--Désespoir.--Le marais.--Un dernier cri.

Qu'était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître?

Lorsqu'il se fut précipité dans le lac, son premier mouvement à la surface fut de lever les yeux en l'air; il vit le Victoria, déjà fort élevé au-dessus du lac, remonter avec rapidité, diminuer peu à peu, et, pris bientôt par un courant rapide, disparaître vers le nord. Son maître, ses amis étaient sauvés.

« Il est heureux, se dit-il, que j'aie eu cette pensée de me jeter dans le Tchad; elle n'eût pas manqué de venir à l'esprit de M. Kennedy, et certes il n'aurait pas hésité à faire comme moi, car il est bien naturel qu'un homme se sacrifie pour en sauver deux autres. C'est mathématique.»

Rassuré sur ce point, Joe se mit à songer à lui; il était au milieu d'un lac immense, entouré de peuplades inconnues, et probablement féroces. Raison de plus pour se tirer d'affaire en ne comptant que sur lui; il ne s'effraya donc pas autrement.

Avant l'attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s'étaient conduits comme de vrais gypaètes, il avait avisé une île à l'horizon; il résolut donc de se diriger vers elle, et se mit à déployer toutes ses connaissances dans l'art de la natation, après s'être débarrassé de la partie la plus gênante de ses vêtements; il ne s'embarrassait guère d'une promenade de cinq ou six milles; aussi, tant qu'il fut en plein lac, il ne songea qu'à nager vigoureusement et directement.