Jules Verne

Kennedy se mit à faire une décharge de toutes ses armes au milieu de cette masse; mais que pouvait-il contre une innombrable armée! Déjà les pigeons environnaient la nacelle et le ballon dont les parois, réfléchissant cette lumière, semblaient enveloppées dans un réseau de feu.

Le docteur n'hésita pas, et précipitant un fragment de quartz, il se tint hors des atteintes de ces oiseaux dangereux. Pendant deux heures, on les aperçut courant çà et là dans la nuit; puis peu à peu leur nombre diminua, et ils s'éteignirent

Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur.

--Pas mal imaginé pour des sauvages! fit Joe.

--Oui, ils emploient assez communément ces pigeons pour incendier les chaumes des villages; mais cette fois, le village volait encore plus haut que leurs volatiles incendiaires!

Décidément un ballon n'a pas d'ennemis à craindre, dit Kennedy.

--Si fait, répliqua le docteur.

--Lesquels, donc?

--Les imprudents qu'il porte dans sa nacelle; ainsi, mes amis, de la vigilance partout, de la vigilance toujours. »

CHAPITRE XXXI

Départ dans la nuit.--Tous les trois.--Les instincts de Kennedy.--Précautions.--Le cours du Shari.--Le lac Tchad.--L'eau du lac.--L'hippopotame.--Une balle perdue.

Vers trois heures du matin, Joe, étant de quart, vit enfin la ville se déplacer sous ses pieds. Le Victoria reprenait sa marche. Kennedy et le docteur se réveillèrent.

Ce dernier consulta la boussole, et reconnut avec satisfaction que le vent les portait vers le nord-nord-est.

« Nous jouons de bonheur, dit-il; tout nous réussit; nous découvrirons le lac Tchad aujourd'hui même.

--Est-ce une grande étendue d'eau! demanda Kennedy.

--Considérable, mon cher Dick; dans sa plus grande longueur et sa plus grande largeur, ce lac peut mesurer cent vingt milles.

--Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe liquide.

--Mais il me semble que nous n'avons pas à nous plaindre; il est très varié, et surtout il se passe dans les meilleures conditions possibles.

--Sans doute, Samuel; sauf les privations du désert, nous n'auront couru aucun danger sérieux.

--Il est certain que notre brave Victoria s'est toujours merveilleusement comporté. C'est aujourd'hui le 12 mai; nous sommes partis le 18 avril; c'est donc vingt-cinq jours de marche. Encore une dizaine de jours, et nous serons arrivés.

--Où!

--Je n'en sais rien; mais que nous importe?

--Tu as raison, Samuel; fions-nous à la Providence du soin de nous diriger et de nous maintenir en bonne santé, comme nous voilà! On n'a pas l'air d'avoir traversé les pays les plus pestilentiels du monde!

--Nous étions à même de nous élever, et c'est ce que nous avons fait.

--Vivent les voyages aériens! s'écria Joe. Nous voici, après vingt-cinq Jours, bien portants, bien nourris, bien reposés, trop reposés peut-être, car mes jambes commencent à se rouiller, et je ne serais pas fâché de les dégourdir pendant une trentaine de milles

--Tu te donneras. ce plaisir-là dans les rues de Londres, Joe; mais, pour conclure, nous sommes partis trois comme Denham, Clapperton, Overweg, comme Barth, Richardson et Vogel, et, plus heureux que nos devanciers, tous trois nous nous retrouvons encore! Mais il est bien important de ne pas nous séparer. Si pendant que l'un de nous est à terre, le Victoria devait s'enlever pour éviter un danger subit, imprévu, qui sait si nous le reverrions jamais! Aussi, je le dis franchement à Kennedy, je n'aime pas qu'il s'éloigne sous prétexte de chasse.

--Tu me permettras pourtant bien, ami Samuel, de me passer encore cette fantaisie; il n'y a pas de mal à renouveler nos provisions; d'ailleurs, avant notre départ, tu m'as fait entrevoir toute une série de chasses superbes, et jusqu'ici j'ai peu fait dans la voie des Anderson et des Cumming.

--Mais, mon cher Dick, la mémoire te fait défaut, ou ta modestie t'engage à oublier tes prouesses; il me semble que, sans parler du menu gibier, tu as déjà une antilope, un éléphant et deux lions sur la conscience.