La capitale du Loggoum se laissait saisir alors dans tout son ensemble, comme sur un plan déroulé; c'était une véritable ville, avec des maisons alignées et des rues assez larges; au milieu d'une vaste place se tenait un marché d'esclaves; il y avait grande affluence de chalands, car les mandaraines, aux pieds et aux mains d'une extrême petitesse, sont fort recherchées et se placent avantageusement.
A la vue du Victoria, l'effet si souvent produit se reproduisit encore: d'abord des cris, puis une stupéfaction profonde; les affaires furent abandonnées, les travaux suspendus, le bruit cessa. Les voyageurs demeuraient dans une immobilité parfaite et ne perdaient pas un détail de cette populeuse cité; ils descendirent même à soixante pieds du sol.
Alors le gouverneur de Loggoum sortit de sa demeure, déployant son étendard vert, et accompagné de ses musiciens qui soufflaient à tout rompre, excepté leurs poumons, dans de rauques cornes de buffle. La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se faire entendre; il ne put y parvenir.
Cette population au front haut, aux cheveux bouclés, au nez presque aquilin, paraissait fière et intelligente; mais la présence du Victoria la troublait singulièrement; on voyait des cavaliers courir dans toutes les directions; bientôt il devint évident que les troupes du gouverneur se rassemblaient pour combattre un ennemi si extraordinaire Joe eut beau déployer des mouchoirs de toutes les couleurs, il n'obtint aucun résultat.
Cependant le cheik, entouré de sa cour, réclama le silence et prononça un discours auquel le docteur ne put rien comprendre; de l'arabe mêlé de baghirmi; seulement il reconnut, à la langue universelle des gestes, une invitation expresse de s'en aller; il n'eut pas mieux demandé, mais, faute de vent, cela devenait impossible Son immobilité exaspéra le gouverneur, et ses courtisans se prirent à hurler pour obliger le monstre à s'enfuir.
C'étaient de singuliers personnages que ces courtisans, avec leurs cinq ou six chemises bariolées sur le corps; ils avaient des ventres énormes, dont quelques-uns semblaient postiches. Le docteur étonna ses compagnons en leur apprenant que c'était la manière de faire sa cour au sultan. La rotondité de l'abdomen indiquait l'ambition des gens. Ces gros hommes gesticulaient et criaient, un d'entre eux surtout, qui devait être premier ministre, si son ampleur trouvait ici-bas sa récompense. La foule des nègres unissait ses hurlements aux cris de la cour, répétant ses gesticulations à la manière des singes, ce qui produisait un mouvement unique et instantané de dix mille bras
A ces moyens d'intimidation qui furent jugés insuffisants, s'en joignirent d'autres plus redoutables. Des soldats armés d'arcs et de flèches se rangèrent en ordre de bataille; mais déjà le Victoria se gonflait et s'élevait tranquillement hors de leur portée. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon. Mais Kennedy le surveillait, et, d'une balle de sa carabine, il brisa l'arme dans la main du cheik.
A ce coup inattendu, ce fut une déroute générale; chacun rentra au plus vite dans sa case, et, pendant le reste du jour, la ville demeura absolument déserte.
La nuit vint. Le vent ne soufflait plus. Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. Pas un feu ne brillait dans l'ombre; il régnait un silence de mort. Le docteur redoubla de prudence; ce calme pouvait cacher un piège.
Et Fergusson eut raison de veiller. Vers minuit, toute la ville parut comme embrasée; des centaines de raies de feu se croisaient comme des fusées, formant un enchevêtrement de lignes de flamme.
« Voilà qui est singulier! fit le docteur.
--Mais, Dieu me pardonne! répliqua Kennedy, on dirait que l'incendie monte et s'approche de nous. »
En effet, au bruit de cris effroyables et des détonations des mousquets, cette masse de feu s'élevait vers le Victoria. Joe se prépara à jeter du lest. Fergusson ne tarda pas à avoir l'explication de ce phénomène.
Des milliers de pigeons, la queue garnie de matières combustibles, avaient été lancés contre le Victoria; effrayés, ils montaient en traçant dans l'atmosphère leurs zigzags de feu.