--Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice!
--Eh bien! dit le docteur, il me semble que le baromètre a une légère tendance à baisser.
--Le ciel t'entende! Samuel, car nous voici cloués à ce sol comme un oiseau dont les ailes sont brisées.
--Avec cette différence pourtant, mon cher Dick, que nos ailes sont intactes, et j'espère bien nous en servir encore.
--Ah! du vent! du vent! s'écria Joe! De quoi nous rendre à un ruisseau, à un puits, et il ne nous manquera rien; nos vivres sont suffisants, et avec de l'eau nous attendrons un mois sans souffrir! Mais la soif est une cruelle chose. »
La soif, mais aussi la contemplation incessante du désert fatiguait l'esprit; il n'y avait pas un accident de terrain, pas un monticule de sable, pas un caillou pour arrêter le regard. Cette planité écœurait et donnait ce malaise qu'on appelle le mal du désert. L'impassibilité de ce bleu aride du ciel et de ce jaune immense du sable finissait par effrayer. Dans cette atmosphère incendiée, la chaleur paraissait vibrante, comme au-dessus d'un foyer incandescent; l'esprit se désespérait à voir ce calme immense, et n'entrevoyait aucune raison pour qu'un tel état de choses vint à cesser, car l'immensité est une sorte d'éternité.
Aussi les malheureux, privés d'eau sous cette température torride, commencèrent à ressentir des symptômes d'hallucination; leurs yeux s'agrandissaient, leur regard devenait trouble.
Lorsque la nuit fut venue, le docteur résolut de combattre cette disposition inquiétante par une marche rapide; il voulut parcourir cette plaine de sable pendant quelques heures, non pour chercher, mais pour marcher. « Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien.
--Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas.
--J'aime encore mieux dormir, fit Joe.
--Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis. Réagissez donc contre cette torpeur. Voyons, venez. »
Le docteur ne put rien obtenir d'eux, et il partit seul au milieu de la transparence étoilée de la nuit. Ses premiers pas furent pénibles, les pas d'un homme affaibli et déshabitué de la marche; mais il reconnut bientôt que cet exercice lui serait salutaire; il s'avança de plusieurs milles dans l'ouest, et son esprit se réconfortait déjà, lorsque, tout d'un coup, il fut pris de vertige; il se crut penché sur un abîme; il sentit ses genoux plier; cette vaste solitude l'effraya; il était le point mathématique, le centre d'une circonférence infinie, c'est-à-dire, rien! Le Victoria disparaissait entièrement dans l'ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l'impassible, l'audacieux voyageur! Il voulut revenir sur ses pas, mais en vain; il appela, pas même un écho pour lui répondre, et sa voix tomba dans l'espace comme une pierre dans un gouffre sans fond. Il se coucha défaillant sur le sable, seul, au milieu des grands silences du désert.
A minuit, il reprenait connaissance entre les bras de son fidèle Joe; celui-ci, inquiet de l'absence prolongée de son maître, s'était lancé sur ses traces nettement imprimées dans la plaine; il l'avait trouvé évanoui.
« Qu'avez-vous eu, mon maître? demanda-t-il.
--Ce ne sera rien, mon brave Joe; un moment de faiblesse, voilà tout.
--Ce ne sera rien, en effet, Monsieur; mais relevez-vous; appuyez-vous sur moi, et regagnons le Victoria.
Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu'il avait suivie.
« C'était imprudent, Monsieur, on ne s'aventure pas ainsi. Vous auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. Voyons, Monsieur, parlons sérieusement.
--Parle, je t'écoute!
--Il faut absolument prendre un parti. Notre situation ne peut pas durer plus de quelques jours encore, et si le vent n'arrive pas, nous sommes perdus. »
Le docteur ne répondit pas.
« Eh bien! il faut que quelqu'un se dévoue au sort commun, et il est tout naturel que ce soit moi!
--Que veux-tu dire? quel est ton projet?
--Un projet bien simple: prendre des vivres, et marcher toujours devant moi jusqu'à ce que j'arrive quelque part, ce qui ne peut manquer.