Jules Verne

Pendant ce temps, si le ciel vous envoie un vent favorable, vous ne m'attendrez pas, vous partirez. De mon côté, si je parviens à un village, je me tirerai d'affaire avec les quelques mots d'arabe que vous me donnerez par écrit, et je vous ramènerai du secours, ou j'y laisserai ma peau! Que dites-vous de mon dessein?

--Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est impossible, tu ne nous quitteras pas.

--Enfin, Monsieur, il faut tenter quelque chose; cela ne peut vous nuire en rien, puisque, je vous le répète, vous ne m'attendrez pas, et, à la rigueur, je puis réussir!

--Non, Joe! non! ne nous séparons pas! ce serait une douleur ajoutée aux autres. Il était écrit qu'il en serait ainsi, et il est très probablement écrit qu'il en sera autrement plus tard. Ainsi, attendons avec résignation.

--Soit, Monsieur, mais je vous préviens d'une chose: je vous donne encore un jour; je, n'attendrai pas davantage; c'est aujourd'hui dimanche, ou plutôt lundi, car il est une heure du matin; si mardi nous ne partons pas, je tenterai l'aventure; c'est un projet irrévocablement décidé. »

Le docteur ne répondit pas; bientôt il rejoignait la nacelle, et il y prit place auprès de Kennedy. Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil.

CHAPITRE XXVII

Chaleur effrayante.--Hallucinations.--Les dernières gouttes d'eau.--Nuit de désespoir.--Tentative de suicide.--Le simoun.--L'oasis.--Lion et lionne.

Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromètre. C'est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression appréciable.

« Rien! se dit-il, rien! »

Il sortit de la nacelle, et vint examiner le temps; même chaleur, même dureté, même implacabilité.

« Faut-il donc désespérer! » s'écria-t-il.

Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet d'exploration.

Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son.

Il y avait encore là quelques gouttes d'eau; chacun le savait, chacun y pensait et se sentait attiré vers elles; mais personne n'osait faire un pas.

Ces trois compagnons, ces trois amis se regardaient avec des yeux hagards, avec un sentiment d'avidité bestiale, qui se décelait surtout chez Kennedy; sa puissante organisation succombait plus vite à ces intolérables privations; pendant toute la journée, il fut en proie au délire; il allait et venait, poussant des cris rauques, se mordant les poings, prêt à s'ouvrir les veines pour en boire le sang.

« Ah! s'écria-t-il! pays de la soif! tu serais bien nommé pays du désespoir! »

Puis il tomba dans une prostration profonde; on n'entendit plus que le sifflement de sa respiration entre ses lèvres altérées.

Vers le soir, Joe fut pris à son tour d'un commencement de folie; ce vaste oasis de sable lui paraissait comme un étang immense, avec des eaux claires et limpides; plus d'une fois il se précipita sur ce sol enflammé pour boire à même, et il se relevait la bouche pleine de poussière.

« Malédiction! dit-il avec colère! c'est de l'eau salée! »

Alors, tandis que Fergusson et Kennedy demeuraient étendus sans mouvement, il fut saisi par l'invincible pensée d'épuiser les quelques gouttes d'eau mises en réserve. Ce fut plus fort que lui; il s'avança vers la nacelle en se traînant sur les genoux, il couva des yeux la bouteille où s'agitait ce liquide, il y jeta un regard démesuré, il la saisit et la porta à ses lèvres.

En ce moment, ces mots: « A boire! à boire! » furent prononcés avec un accent déchirant.

C'était Kennedy qui se traînait près de lui; le malheureux faisait pitié, il demandait à genoux, il pleurait.

Joe, pleurant aussi, lui présenta la bouteille, et jusqu'à la dernière goutte, Kennedy en épuisa le contenu.

« Merci, » fit-il.

Mais Joe ne l'entendit pas; il était comme lui retombé sur le sable.

Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l'ignore.