Jules Verne

Le Victoria, accroché à un arbre solitaire et presque desséché, passa la nuit dans une tranquillité parfaite; les voyageurs purent goûter un peu de ce sommeil dont ils avaient si grand besoin; les émotions des journées précédentes leur avaient laissé de tristes souvenirs.

Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur. Le ballon s'éleva dans les airs; après plusieurs essais infructueux, il rencontra un courant, peu rapide d'ailleurs, qui le porta vers le nord-ouest.

« Nous n'avançons plus, dit le docteur; si je ne me trompe, nous avons accompli la moitié de notre voyage à peu près en dix jours; mais, au train dont nous marchons, il nous faudra des mois pour le terminer. Cela est d'autant plus fâcheux que nous sommes menacés de manquer d'eau.

--Mais nous en trouverons, répondit Dick; il est impossible de ne pas rencontrer quelque rivière, quelque ruisseau, quelque étang, dans cette vaste étendue de pays.

--Je le désire.

--Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche? »

Kennedy parlait ainsi pour taquiner le brave garçon; il le faisait d'autant plus volontiers, qu'il avait un instant éprouvé les hallucinations de Joe; mais, n'en ayant rien fait paraître, il se posait en esprit fort; le tout en riant, du reste.

Joe lui lança un coup d'œil piteux. Mais le docteur ne répondit pas. Il songeait, non sans de secrètes terreurs, aux vastes solitudes du Sahara; là, des semaines se passant sans que les caravanes rencontrent un puits où se désaltérer. Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol.

Ces précautions et les derniers incidents avaient sensiblement modifié la disposition d'esprit des trois voyageurs; ils parlaient moins; ils s'absorbaient davantage dans leurs propres pensées.

Le digne Joe n'était plus le même depuis que ses regards avaient plongé dans cet océan d'or; il se taisait; il considérait avec avidité ces pierres entassées dans la nacelle. sans valeur aujourd'hui, inestimables demain.

L'aspect de cette partie de l'Afrique était inquiétant d'ailleurs. Le désert se faisait peu à peu. Plus un village, pas même une réunion de quelques huttes; La végétation se retirait. A peine quelques plantes rabougries comme dans les terrains bruyéreux de l'Écosse, un commencement de sables blanchâtres et des pierres de feu, quelques lentisques et des boissons épineux. Au milieu de cette stérilité, la carcasse rudimentaire du globe apparaissant en arêtes de roches vives et tranchantes. Ces symptômes d'aridité donnaient à penser au docteur Fergusson.

Il ne semblait pas qu'une caravane eût jamais affronté cette contrée déserte; elle aurait laissé des traces visibles de campement, les ossements blanchis de ses hommes ou de ses bêtes. Mais rien Et l'on sentait que bientôt une immensité de sable s'emparerait de cette région désolée.

Cependant on ne pouvait reculer; il fallait aller en avant; le docteur ne demandait pas mieux; il eut souhaité une tempête pour l'entraînerait delà de ce pays. Et pas un nuage au ciel! A la fin de cette journée, le Victoria n'avait pas franchi trente milles.

Si l'eau n'eut pas manqué! Mais il en restait en tout trois gallons [Treize litres et demi environ]! Fergusson mit de côté un gallon destiné à étancher la soif ardente qu'une chaleur de quatre-vingt-dix degrés [50° centigrades] rendait intolérable; deux gallons restaient donc pour alimenter le chalumeau; ils ne pouvaient produire que quatre cent quatre-vingts pieds cubes de gaz; or le chalumeau en dépensait neuf pieds cubes par heure environ; on ne pouvait donc plus marcher que pendant cinquante-quatre heures. Tout cela était rigoureusement mathématique.

« Cinquante-quatre heures! dit-il à ses compagnons. Or, comme je suis bien décidé à ne pas voyager la nuit, de peur de manquer un ruisseau, une source, une mare, c'est trois jours et demi de voyage qu'il nous reste, et pendant lesquels il faut trouver de l'eau à tout prix. J'ai cru devoir vous prévenir de cette situation grave, mes amis, car je ne réserve qu'un seul gallon pour notre soif, et nous devrons nous mettre à une ration sévère.