Jules Verne

Alors Joe retira le dîner de la fournaise; il déposa cette viande appétissante sur des feuilles vertes, et disposa son repas au milieu d'une magnifique pelouse; il apporta des biscuits, de l'eau-de-vie, du café, et puisa une eau fraîche et limpide à un ruisseau voisin.

Ce festin ainsi dressé faisait plaisir à voir, et Joe pensait, sans être trop fier, qu'il ferait encore plus de plaisir à manger.

Un voyage sans fatigue et sans danger! répétait-il. Un repas à ses heures! un hamac perpétuel! qu'est-ce que l'on peut demander de plus?

Et ce bon M. Kennedy qui ne voulait pas venir! »

De son côté, le docteur Fergusson se livrait à un examen sérieux de l'aérostat. Celui-ci ne paraissait pas avoir souffert de la tourmente; le taffetas et la gutta-perca avaient merveilleusement résisté; en prenant la hauteur actuelle du sol, et en calculant la force ascensionnelle du ballon, il vit avec satisfaction que l'hydrogène était en même quantité; l'enveloppe Jusque-là demeurait entièrement imperméable.

Depuis cinq jours seulement, les voyageurs avaient quitté Zanzibar; le pemmican n'était pas encore entamé; les provisions de biscuit et de viande conservée suffisaient pour un long voyage; il n'y eut donc que la réserve d'eau à renouveler.

Les tuyaux et le serpentin paraissaient être en parfait état; grâce à leurs articulations de caoutchouc, ils s'étaient prêtés à toutes les oscillations de l'aérostat.

Son examen terminé, le docteur s'occupa de mettre ses notes en ordre. Il fit une esquisse très réussie de la campagne environnante, avec la longue prairie à perte de vue, la forêt de camaldores, et le ballon immobile sur le corps du monstrueux éléphant.

Au bout de ses deux heures, Kennedy revint avec un chapelet de perdrix grasses, et un cuissot d'oryx, sorte de gemsbok, appartenant à l'espèce la plus agile des antilopes. Joe se chargea de préparer ce surcroît de provisions.

« Le dîner est servi, » s'écria-t-il bientôt de sa plus belle voix.

Et les trois voyageurs n'eurent qu'à s'asseoir sur la pelouse verte; les pieds et la trompe d'éléphant furent déclarés exquis; on but à l'Angleterre comme toujours, et de délicieux havanes parfumèrent pour la première fois cette contrée charmante.

Kennedy mangeait, buvait et causait comme quatre; il était enivré; il proposa sérieusement à son ami le docteur de s'établir dans cette forêt, d'y construire une: cabane de feuillage, et d'y commencer la dynastie des Robinsons africains.

La proposition n'eut pas autrement de suite, bien que Joe se fût proposé pour remplir le rôle de Vendredi.

La campagne semblait si tranquille, si déserte, que le docteur résolut de passer la nuit à terre. Joe dressa un cercle de feux, barricade indispensable contre les bêtes féroces; les hyènes, les couguars, les chacals, attirés par l'odeur de la chair d'éléphant, rodèrent aux alentours. Kennedy dut à plusieurs reprises décharger sa carabine sur des visiteurs trop audacieux; mais enfin la nuit s'acheva sans incident fâcheux.

CHAPITRE XVIII

Le Karagwah.--Le lac Ukéréoué.--Une nuit dans une île.--L'Équateur.--Traversée du lac.--Les cascades.--Vue du pays.--Les sources du Nil.--L'île Benga.--La signature d'Andres.--Debono.--Le pavillon aux armes d'Angleterre.

Le lendemain dès cinq heures, commençaient les préparatifs du départ. Joe, avec la hache qu'il avait heureusement retrouvée, brisa les défenses de l'éléphant. Le Victoria, rendu à la liberté, entraîna les voyageurs vers le nord-est avec une vitesse de dix-huit milles.

Le docteur avait soigneusement relevé sa position par la hauteur des étoiles pendant la soirée précédente. Il était par 2° 40' de latitude au-dessous de l'équateur, soit à cent soixante milles géographiques; il traversa de nombreux villages sans se préoccuper des cris provoqués par son apparition; il prit note de la conformation des lieux avec des vues sommaires; il franchit les rampes du Rubemhé, presque aussi roides que les sommets de l'Ousagara, et rencontra plus tard, à Tenga, les premiers ressauts des chaînes de Karagwah, qui, selon lui, dérivent nécessairement des montagnes de la Lune Or, la légende ancienne qui faisait de ces montagnes le berceau du Nil s'approchait de la vérité, puisqu'elles confinent au lac Ukéréoué, réservoir présumé des eaux du grand fleuve.