Jules Verne

De Kafuro, grand district des marchands du pays, il aperçut enfin à l'horizon ce lac tant cherché, que le capitaine Speke entrevit le 3 août 1858.

Samuel Fergusson se sentait ému, il touchait presque à l'un des points principaux de son exploration, et, la lunette à l'œil, il ne perdait pas un coin de cette contrée mystérieuse que son regard détaillait ainsi:

Au-dessous de lui, une terre généralement effritée; à peine quelques ravins cultivés; le terrain, parsemé de cônes d'une altitude moyenne, se faisait plat aux approches du lac; les champs d'orge remplaçaient les rizières; là croissaient ce plantain d'où se lire le vin du pays, et le « mwani », plante sauvage qui sert de café. La réunion d'une cinquantaine de huttes circulaires recouvertes d'un chaume en fleurs, constituait la capitale du Karagwah:

On apercevait facilement les figures ébahies d'une race assez belle, au teint jaune brun. Des femmes d'une corpulence invraisemblable se traînaient dans les plantations, et le docteur étonna bien ses compagnons en leur apprenant que cet embonpoint, très apprécié, s'obtenait par un régime obligatoire de lait caillé.

A midi, le Victoria se trouvait par 1° 45' de latitude australe; à une heure, le vent le poussait sur le lac.

Ce lac a été nommé Nyauza [Nyanza signifie lac] Victoria par le capitaine Speke. En cet endroit, il pouvait mesurer quatre-vingt-dix milles de largeur; à son extrémité méridionale, le capitaine trouva un groupe d'îles, qu'il nomma archipel du Bengale. Il poussa sa reconnaissance jusqu'à Muanza, sur la côte de l'est, où il fut bien reçu par le sultan. Il fit la triangulation de cette partie du lac, mais il ne put se procurer une barque, ni pour le traverser, ni pour visiter la grande île d'Ukéréoué; cette île, très populeuse, est gouvernée par trois sultans, et ne forme qu'une presqu'île à marée basse.

Le Victoria abordait le lac plus au nord, au grand regret du docteur, qui aurait voulu en déterminer les contours inférieurs. Les bords, hérissés de boissons épineux et de broussailles enchevêtrées, disparaissaient littéralement sous des myriades de moustiques d'un brun clair; ce pays devait être inhabitable et inhabité; on voyait des troupes d'hippopotames se vautrer dans des forêts de roseaux, ou s'enfuir sous les eaux blanchâtres du lac.

Celui-ci, vu de haut offrait vers l'ouest un horizon si large qu'on eut dit une mer; la distance est assez grande entre les deux rives pour que des communications ne puissent s'établir; d'ailleurs les, tempêtes y sont fortes et fréquentes, car les vents font rage dans ce bassin élevé et découvert.

Le docteur eut de la peine à se diriger; il craignait d'être entraîné vers l'est; mais heureusement un courant le porta directement au nord, et, à six heures du soir, le Victoria s'établit dans une petite île déserte, par 0° 30' de latitude, et 32° 52' de longitude à vingt milles de la côte.

Les voyageurs purent s'accrocher à un arbre, et, le vent s'étant calmé vers le soir, ils demeurèrent tranquillement sur leur ancre. On ne pouvait songer à prendre terre; ici, comme sur les bords du Nyanza, des légions de moustiques couvraient le sol d'un nuage épais Joe même revint de l'arbre couvert de piqûres; mais il ne se fâcha pas, tant il trouvait cela naturel de la part des moustiques.

Néanmoins, le docteur, moins optimiste; fila le plus de corde qu'il put, afin d'échapper à ces impitoyables insectes qui s'élevaient avec un murmure inquiétant.

Le docteur reconnut la hauteur du lac au-dessus du niveau de la mer, telle que l'avait déterminée le capitaine Speke, soit trois mille sept cent cinquante pieds.

« Nous voici donc dans une île! dit Joe, qui se grattait à se rompre les poignets.

--Nous en aurions vite fait le tour, répondit le chasseur, et, sauf ces aimables insectes, on n'y aperçoit pas un être vivant.

---Les îles dont le lac est parsemé, répondit le docteur Fergusson, ne sont, à vrai dire, que des sommets de collines immergées; mais nous sommes heureux d'y avoir rencontré un abri, car les rives du lac sont habitées par des tribus féroces.