Jules Verne

On dressa deux mats hauts de quatre-vingts pieds et placés à une pareille distance l'un de l'autre; un jeu de poulies fixées à leur extrémité permit d'enlever l'aérostat au moyen d'un câble transversal; il était alors entièrement dégonflé. Le ballon intérieur se trouvait rattaché au sommet du ballon extérieur de manière à être soulevé comme lui.

C'est à l'appendice inférieur de chaque ballon que furent fixés les deux tuyaux d'introduction de l'hydrogène.

La journée du 17 se passa à disposer l'appareil destiné à produire le gaz; il se composait de trente tonneaux, dans lesquels la décomposition de l'eau se faisait au moyen de ferraille et d'acide sulfurique mis en présence dans une grande quantité d'eau. L'hydrogène se rendait dans une vaste tonne centrale après avoir été lavé à son passage, et de là il passait dans chaque aérostat par les tuyaux d'introduction. De cette façon, chacun d'eux se remplissait d'une quantité de gaz parfaitement déterminée.

Il fallut employer, pour cette opération, dix-huit cent soixante-six gallons [Trois mille deux cent cinquante litres] d'acide sulfurique, seize mille cinquante livres de fer [Plus de huit tonnes de fer] et neuf cent soixante-six gallons d'eau [Prés de quarante et un mille deux cent cinquante litres].

Cette opération commença dans la nuit suivante, vers trois heures du matin; elle dura près de huit heures. Le lendemain, l'aérostat, recouvert de son filet, se balançait gracieusement au-dessus de-là nacelle, retenu par un grand nombre de sacs de terre. L'appareil de dilatation fut monté avec un grand soin, et les tuyaux sortant de l'aérostat furent adaptés à la boîte cylindrique.

Les ancres, les cordes, les instruments, les couvertures de voyage, la tente, les vivres, les armes, durent prendre dans la nacelle la place qui leur était assignée; la provision d'eau fut faite à Zanzibar. Les deux centslivres de lest furent réparties dans cinquante sacs placés au fond de la nacelle, mais cependant à portée de la main.

Ces préparatifs se terminaient vers cinq heures du soir; des sentinelles veillaient sans cesse autour de l'île, et les embarcations du Resolute sillonnaient le canal.

Les nègres continuaient à manifester leur colère par des cris, des grimaces et des contorsions. Les sorciers parcouraient les groupes irrités, en soufflant sur toute cette irritation; quelques fanatiques essayèrent de ga-gner l'île à la nage, mais on les éloigna facilement.

Alors les sortilèges et les incantations commencèrent; les faiseurs de pluie, qui prétendent commander aux nuages, appelèrent les ouragans et les « averses de pierres [Nom que les Nègres donnent à la grêle] » à leur secours; pour cela, ils cueillirent des feuilles de tous les arbres différents du pays; ils les firent bouillir à petit feu, pendant que l'on tuait un mouton en lui enfonçant une longue aiguille dans le cœur. Mais, en dépit de leurs cérémonies, le ciel demeura pur, et ils en furent pour leur mouton et leurs grimaces.

Les nègres se livrèrent alors à de furieuses orgies, s'enivrant du « tembo,» liqueur ardente tirée du cocotier, ou d'une bière extrêmement capiteuse appelée « togwa. » Leurs chants, sans mélodie appréciable, mais dont le rythme est très juste, se poursuivirent fort avant dans la nuit.

Vers six heures du soir un dernier dîner réunit les voyageurs à la table du commandant et de ses officiers. Kennedy, que personne n'interrogeait plus, murmurait tout bas des paroles insaisissables; il ne quittait pas des yeux le docteur Fergusson.

Ce repas d'ailleurs fut triste. L'approche du moment suprême inspirait à tous de pénibles réflexions. Que réservait la destinée à ces hardis voyageurs? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de leurs amis, assis au foyer domestique? Si les moyens de transport venaient à manquer, que devenir au sein de peuplades féroces, dans ces contrées inexplorées, au milieu de déserts immenses?

Ces idées, éparses jusque-là, et auxquelles on s'attachait peu, assiégeaient alors les imaginations surexcitées; Le docteur Fergusson, toujours froid, toujours impassible, causa de choses et d'autres; mais en vain chercha-t-il à dissiper cette tristesse communicative; il ne put y parvenir.