Jules Verne

D'ailleurs, la situation actuelle n'offrait rien de rassurant, au milieu d'un pays barbare, et avec un moyen de transport qui, en définitive, pouvait faire défaut d'un moment à l'autre. Le docteur ne comptait plus sur son ballon d'une façon absolue; le temps était passé où il le manœuvrait avec audace parce qu'il était sûr de lui.

Sous ces impressions, le docteur put saisir parfois quelques rumeurs indéterminées dans ces vastes forêts; il crut même voir un feu rapide briller entre les arbres; il regarda vivement, et porta sa lunette de nuit dans cette direction; mais rien n'apparut, et il se fit même comme un silence plus profond.

Fergusson avait sans doute éprouvé une hallucination; il écouta sans surprendre le moindre bruit; le temps de son quart étant alors écoulé, il réveilla Kennedy, lui recommanda une vigilance extrême, et prit place aux côtés de Joe qui dormait de toutes ses forces.

Kennedy alluma tranquillement sa pipe, tout en frottant ses yeux, qu'il avait de la peine à tenir ouverts; il s'accouda dans un coin, et se mit à fumer vigoureusement pour chasser le sommeil.

Le silence le plus absolu régnait autour de loi; un vent léger agitait la cime des arbres et balançait doucement la nacelle, invitant le chasseur a ce sommeil qui l'envahissait malgré lui; il voulut y résister, ouvrit plusieurs fois les paupières, plongea dans la nuit quelques-uns de ces regards qui ne voient pas, et enfin, succombant à la fatigue, il s'endormit.

Combien de temps fut-il plongé dans cet état d'inertie? Il ne put s'en rendre compte à son réveil, qui fut brusquement provoqué par un pétillement inattendu.

Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense se projetait sur sa figure. La forêt était en flammes.

« Au feu! au feu! s'écria-t-il, » sans trop comprendre l'événement.

Ses deux compagnons se relevèrent.

« Qu'est-ce donc! demanda Samuel.

--L'incendie! fit Joe... Mais qui peut... »

En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment illuminé.

« Ah! les sauvages! s'écria Joe. Ils ont mis le feu à la forêt pour nous incendier plus sûrement!

--Les Talibas! les marabouts d'Al-Hadji, sans doute! » dit le docteur.

Un cercle de feu entourait le Victoria; les craquements du bois mort se mêlaient aux gémissements des branches vertes; les lianes, les feuilles, toute la partie vivante de cette végétation se tordait dans l'élément destructeur; le regard ne saisissait qu'un océan de flammes; les grands arbres se dessinaient en noir dans la fournaise, avec leurs branches couvertes de charbons incandescents; cet amas enflammé, cet embrasement se réfléchissait dans les nuages, et les voyageurs se crurent enveloppés dans une sphère de feu.

« Fuyons! s'écria Kennedy! à terre! c'est notre seule chance de salut! »

Mais Fergusson l'arrêta d'une main ferme, et, se précipitant sur la corde de l'ancre, il la trancha d'un coup de hache. Les flammes, s'allongeant vers le ballon, léchaient déjà ses parois illuminées; mais le Victoria, débarrassé de ses liens, monta de plus de mille pieds dans les airs.

Des cris épouvantables éclatèrent sous la forêt, avec de violentes détonations d'armes à feu; le ballon, pris par un courant qui se levait avec le jour, se porta vers l'ouest

Il était quatre heures du matin.

CHAPITRE XLIII

Les Talibas.--La poursuite.--Un pays dévasté.--Vent modéré.--Le Victoria baisse--Les dernières provisions.--Les bonds du Victoria.--Défense à coups de fusil.--Le vent fraîchit,--Le fleuve du Sénégal.--Les cataractes de Gouina.--L'air chaud.--Traversée du fleuve.

« Si nous n'avions pas pris la précaution de nous alléger hier soir, dit le docteur, nous étions perdus sans ressources.

Voilà ce que c'est que de faire les choses à temps, répliqua Joe; on se sauve alors, et rien n'est plus naturel.

--Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson.

--Que crains-tu donc? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas descendre sans ta permission, et quand il descendrait?

--Quand il descendrait! Dick, regarde! »

La lisière de la forêt venait d'être dépassée, et les voyageurs purent apercevoir une trentaine de cavaliers, revêtus du large pantalon et du burnous flottant; ils étaient armés, les uns de lances, les autres de longs mousquets; ils suivaient au petit galop de leurs chevaux vifs et ardents la direction du Victoria, qui marchait avec une vitesse modérée.