Jules Verne

--Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz?

--Je ne l'obtiendrai pas; nous nous en passerons.

--Mais enfin...

--Écoutez-moi, mes amis; j'ai calculé fort exactement ce qui nous reste de force ascensionnelle; elle est suffisante pour nous transporter tous les trois avec le peu d'objets qui nous restent; nous ferons à peine un poids de cinq cents livres, en y comprenant nos deux ancres que je tiens à conserver.

--Mon cher Samuel, répondit le chasseur, tu es plus compétent que nous en pareille matière; tu es le seul juge de la situation; dis-nous ce que nous devons faire, et nous le ferons.

--A vos ordres, mon maître.

--Je vous répète, mes amis, quelque grave que soit cette détermination, il faut sacrifier notre appareil.

--Sacrifions le! répliqua Kennedy.

--A l'ouvrage! » fit Joe.

Ce ne fut pas un petit travail; il fallut démonter l'appareil pièce par pièce; on enleva d'abord la caisse de mélange, puis celle du chalumeau, et enfin la caisse où s'opérait la décomposition de l'eau; il ne fallut pas moins de la force réunie des trois voyageurs pour arracher les récipients du fond de la nacelle dans laquelle ils étaient fortement encastrés; mais Kennedy était si vigoureux, Joe si adroit, Samuel si ingénieux, qu'ils en vinrent à bout; ces diverses pièces furent successivement jetées au dehors, et elles disparurent en faisant de vastes trouées dans le feuillage des sycomores.

« Les nègres seront bien étonnés, dit Joe, de rencontrer de pareils objets dans les bois; ils sont capables d'en faire des idoles! »

On dut ensuite s'occuper des tuyaux engagés dans le ballon, et qui se rattachaient au serpentin. Joe parvint à couper à quelques pieds au-dessus de la nacelle les articulations de caoutchouc; mais quant aux tuyaux, ce fut plus difficile, car ils étaient retenus par leur extrémité supérieure et fixés par des fils de laiton au cercle même de la soupape.

Ce fut alors que Joe déploya une merveilleuse adresse; les pieds nus, pour ne pas érailler l'enveloppe, il parvint à l'aide du filet, et malgré les oscillations, à grimper jusqu'au sommet extérieur de l'aérostat; et là, après mille difficultés, accroché d'une main à cette surface glissante, il détacha les écrous extérieurs qui retenaient les tuyaux. Ceux-ci alors se détachèrent aisément, et furent retirés par l'appendice inférieur, qui fut hermétiquement refermé au moyen d'une forte ligature.

Le Victoria, délivré de ce poids considérable, se redressa dans l'air et tendit fortement la corde de l'ancre.

A minuit, ces divers travaux se terminaient heureusement, au prix de bien des fatigues; on prit rapidement un repas fait de pemmican et de grog froid, car le docteur n'avait plus de chaleur à mettre à la disposition de Joe.

Celui-ci, d'ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue.

« Couchez-vous et dormez, mes amis, leur dit Fergusson; je vais prendre le premier quart; à deux heures, je réveillerai Kennedy; à quatre heures, Kennedy réveillera Joe; à six heures, nous partirons, et que le ciel veille encore sur nous pendant cette dernière journée! »

Sans se faire prier davantage, les deux compagnons du docteur s'étendirent au fond de la nacelle, et s'endormirent d'un sommeil aussi rapide que profond.

La nuit était paisible; quelques nuages s'écrasaient contre le dernier quartier de la lune, dont les rayons indécis rompaient à peine l'obscurité. Fergusson, accoudé sur le bord de la nacelle, promenait ses regards autour de lui; il surveillait avec attention le sombre rideau de feuillage qui s'étendait sous ses pieds en lui dérobant la vue du sol; le moindre bruit lui semblait suspect, et il cherchait à s'expliquer jusqu'au léger frémissement des feuilles.

Il se trouvait dans cette disposition d'esprit que la solitude rend plus sensible encore, et pendant laquelle de vagues terreurs vous montent au cerveau. A la fin d'un pareil voyage, après avoir surmonté tant d'obstacles, au moment de toucher le but, les craintes sont plus vives, les émotions plus fortes, le point d'arrivée semble fuir devant les yeux.