Jules Verne

»

Ce fut net, et Kennedy n'eut rien à répondre.

Ce qui exaspérait particulièrement Dick, c'est que le docteur semblait faire une abnégation parfaite de sa personnalité, à lui Kennedy; il le considérait comme irrévocablement destiné à devenir son compagnon aérien. Cela n'était plus l'objet d'un doute Samuel faisait un intolérable abus du pronom pluriel de la première personne.

« Nous » avançons..., « nous » serons prêts le..., « nous » partirons le...

Et de l'adjectif possessif au singulier:

« Notre » ballon..., « notre » nacelle..., « notre » exploration...

Et du pluriel donc!

« Nos » préparatifs..., « nos » découvertes .., « nos » ascensions...

Dick en frissonnait, quoique décidé à ne point partir; mais il ne voulait pas trop contrarier son ami. Avouons même que, sans s'en rendre bien compte, il avait fait venir tout doucement d'Édimbourg quelques vêtements assortis et ses meilleurs fusils de chasse.

Un jour, après avoir reconnu qu'avec un bonheur insolent, on pouvait avoir une chance sur mille de réussir, il feignit de se rendre aux désirs du docteur; mais, pour reculer le voyage, il entama la série des échappatoires les plus variées. Il se rejeta sur l'utilité de l'expédition et sur son opportunité. Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire?... Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l'humanité?... Quand, au bout du compte, les peuplades de l'Afrique seraient civilisées, en seraient-elles plus heureuses?... Était-on certain, d'ailleurs, que la civilisation ne fût pas plutôt là qu'en Europe--Peut-être.-- Et d'abord ne pouvait-on attendre encore?... La traversée de l'Afrique serait certainement faite un jour, et d'une façon moins hasardeuse... Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque explorateur arriverait sans doute...

Ces insinuations produisaient un effet tout contraire à leur but, et le docteur frémissait d'impatience.

« Veux-tu donc, malheureux Dick, veux-tu donc, faux ami, que cette gloire profite à un autre? Faut-il donc mentir à mon passé? reculer devant des obstacles qui ne sont pas sérieux? reconnaître par de lâches hésitations ce qu'ont fait pour moi, et le gouvernement anglais, et la Société Royale de Londres?

--Mais..., reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette conjonction.

--Mais, fit le docteur, ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir au succès des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s'avancent vers le centre de l'Afrique

--Cependant...

--Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. »

Dick les jeta avec résignation.

« Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.

--Je le remonte, dit docilement l'Écossais.

--Arrive à Gondokoro.

--J'y suis. »

Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la carte.

« Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.

--J'appuie.

--Et maintenant cherche sur la côte l'île de Zanzibar, par 6° de latitude sud.

--Je la tiens.

--Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.

--C'est fait.

--Remonte par le 33e degré de longitude jusqu'à l'ouverture du lac Oukéréoué, à l'endroit où s'arrêta le lieutenant Speke.

--M'y voici! Un peu plus, je tombais dans le lac.

--Eh bien! sais-tu ce qu'on a le droit de supposer d'après les renseignements donnés par les peuplades riveraines?

--Je ne m'en doute pas.

--C'est que ce lac, dont l'extrémité inférieure est par 2° 30' de latitude, doit s'étendre également de deux degrés et demi au-dessus de l'équateur.

--Vraiment!

--Or, de cette extrémité septentrionale s'échappe un cours d'eau qui doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n'est le Nil lui-même.

--Voilà qui est curieux.

--Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du lac Oukéréoué.

--C'est fait, ami Fergusson

--Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes?

--A peine deux.

--Et sais-tu ce que cela fait, Dick?

--Pas le moins du monde.