Jules Verne

Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Cette obstination du vent à le rejeter vers la partie méridionale de l'Afrique déjouait ses calculs. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. S'il n'atteignait pas les territoires anglais ou français, que devenir au milieu des barbares qui infestaient les côtes de Guinée? Comment y attendre un navire pour retourner en Angleterre? Et la direction actuelle du vent le chassait sur le royaume de Dahomey, parmi les peuplades les plus sauvages, à la merci d'un roi qui, dans les fêtes publiques, sacrifiait des milliers de victimes humaines! Là, on serait perdu.

D'un autre côté, le ballon se fatiguait visiblement, et le docteur le sentait lui manquer! Cependant, le temps se levant un peu, il espéra que la fin de la pluie amènerait un changement dans les courants atmosphériques.

Il fut donc désagréablement ramené au sentiment de la situation par cette réflexion de Joe:

« Bon! disait celui-ci, voici la pluie qui va redoubler, et cette fois, ce sera le déluge, s'il faut en juger par ce nuage qui s'avance!

--Encore un nuage! dit Fergusson.

--Et un fameux! répondit Kennedy.

--Comme je n'en ai jamais vu, répliqua Joe, avec des arêtes tirées au cordeau.

--Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n'est pas un nuage

--Par exemple! fit Joe.

--Non! c'est une nuée!

--Eh bien?

--Mais une nuée de sauterelles.

--Ça, des sauterelles!

--Des milliards de sauterelles qui vont passer sur ce pays comme une trombe, et malheur à lui, car si elles s'abattent, il sera dévasté!

--Je voudrais bien voir cela!

--Attends un peu, Joe; dans dix minutes, ce nuage nous aura atteints et tu en jugeras par tes propres yeux. »

Fergusson disait vrai; ce nuage épais, opaque, d'une étendue de plusieurs milles, arrivait avec un bruit assourdissant, promenant sur le sol son ombre immense, c'était une innombrable légion de ces sauterelles auxquelles on a donné le nom de criquets. A cent pas du Victoria, elles s'abattirent sur un pays verdoyant; un quart d'heure plus tard, la masse reprenait son vol, et les voyageurs pouvaient encore apercevoir de loin les arbres, les buissons entièrement dénudés, les prairies comme fauchées. On eut dit qu'un subit hiver venait de plonger la campagne dans la plus profonde stérilité.

« Eh bien, Joe!

--Eh bien! Monsieur, c'est fort curieux, mais fort naturel. Ce qu'une sauterelle ferait en petit, des milliards le font en grand.

--C'est une effrayante pluie, dit le chasseur, et plus terrible encore que la grêle par ses dévastations.

--Et il est impossible de s'en préserver, répondit Fergusson; quelque. fois les habitants ont eu l'idée d'incendier des forêts, des moissons même pour arrêter le vol de ces insectes; mais les premiers rangs, se précipitant dans les flammes, les éteignaient sous leur masse, et le reste de la bande passait irrésistiblement. Heureusement, dans ces contrées, il y a une sorte de compensation à leurs ravages; les indigènes recueillent ces insectes en grand nombre et les mangent avec plaisir.

--Ce sont les crevettes de l'air, » dit Joe, qui, « pour s'instruire,» ajouta-t-il, regretta de n'avoir pu en goûter.

Le pays devint plus marécageux vers le soir; les forêts firent place des bouquets d'arbres isolés; sur les bords du fleuve, on distinguait quelques plantations de tabac et des marais gras de fourrages. Dans une grande île apparut alors la ville de Jenné, avec les deux tours de sa mosquée de terre, et l'odeur infecte qui s'échappait de millions de nids d'hirondelles accumulés sur ses murs. Quelques cimes de baobabs, de mimoras et de dattiers perçaient entre les maisons; même à la nuit, l'activité paraissait très grande. Jenné est en effet une ville fort commerçante; elle fournit à tous les besoins de Tembouctou; ses barques sur le fleuve, ses caravanes par les chemins ombragés, y transportent les diverses productions de son industrie.

« Si cela n'eût pas dû prolonger notre voyage, dit le docteur, j'aurais tenté de descendre dans cette ville; il doit s'y trouver plus d'un Arabe qui a voyagé en France ou en Angleterre, et auquel notre genre de locomo-tion n'est peut-être pas étranger.