Jules Verne

Mais ce ne serait pas prudent.

--Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en riant,

--D'ailleurs, si je ne me trompe, mes amis, le vent a une légère tendance à souffler de l'est; il ne faut pas perdre une pareille occasion. » Le docteur jeta quelques objets devenus inutiles, des bouteilles vides et une caisse de viande qui n'était plus d'aucun usage; il réussit à maintenir le Victoria dans une zone plus favorable à ses projets. A quatre heures du matin, les premiers rayons du soleil éclairaient Sego, la capitale du Bambarra, parfaitement reconnaissable aux quatre villes qui la composent, à ses mosquées mauresques, et au va-et-vient incessant des bacs qui transportent les habitants dans les divers quartiers. Mais les voyageurs ne furent pas plus vus qu'ils ne virent; ils fuyaient rapidement et directement dans le nord-ouest, et les inquiétudes du docteur se calmaient peu à peu.

« Encore deux jours dans cette direction, et avec cette vitesse nous atteindrons le fleuve du Sénégal.

--Et nous serons en pays ami? demanda le chasseur.

--Pas tout à fait encore; à la rigueur, si le Victoria venait à nous manquer, nous pourrions gagner des établissements français! Mais puisse-t-il tenir pendant quelques centaines de milles, et nous arriverons sans fatigues, sans craintes, sans dangers, jusqu'à la côte occidentale.

--Et ce sera fini! fit Joe. Eh bien, tant pis! Si ce n'était le plaisir de raconter, je ne voudrais plus jamais mettre pied à terre! Pensez-vous qu'on ajoute foi à nos récits, mon maître?

--Qui sait, mon brave Joe? Enfin, il y aura toujours un fait incontestable; mille témoins nous auront vu partir d'un côté de l'Afrique; mille témoins nous verront arriver à l'autre côté.

--En ce cas, répondit Kennedy, il me paraît difficile de dire que nous n'avons pas traversé!

--Ah! Monsieur Samuel! reprit Joe avec un gros soupir, je regretterai plus d'une fois mes cailloux en or massif! Voilà qui aurait donné du poids à nos histoires et de la vraisemblance à nos récits. A un gramme d'or par auditeur, je me serais composé une jolie foule pour m'entendre et même pour m'admirer!

CHAPITRE XLI

Les approches du Sénégal.--Le Victoria baisse de plus en plus.--On jette, on jette toujours.--Le marabout El-Hadji.--MM. Pascal, Vincent, Lambert.--Un rival de Mahomet.--Les montagnes difficiles.--Les armes de Kennedy.--Une manœuvre de Joe.--Halte au-dessus d'un forêt.

Le 27 mai, vers neuf heures du matin, le pays se présenta sous un nouvel aspect: les rampes longuement étendues se changeaient en collines qui faisaient présager de prochaines montagnes; on aurait à franchir la chaîne qui sépare le bassin du Niger du bassin du Sénegal et détermine l'écoulement des eaux soit au golfe de Guinée, soit à la baie du cap Vert.

Jusqu'au Sénégal, cette partie de l'Afrique est signalée comme dangereuse. Le docteur Fergusson le savait par les récits de ses devanciers; ils avaient souffert mille privations et couru mille dangers au milieu de ces nègres barbares; ce climat funeste dévora la plus grande partie des compagnons de Mungo-Park. Fergusson fut donc plus que jamais décidé à ne pas prendre pied sur cette contrée inhospitalière.

Mais il n'eut pas un moment de repos; le Victoria baissait d'une manière sensible; il fallut jeter encore une foule d'objets plus ou moins inutiles, surtout au moment de franchir une crête. Et ce fut ainsi pendant plus de cent vingt milles; on se fatigua à monter et à descendre; le ballon, ce nouveau rocher de Sisyphe, retombait incessamment; les formes de l'aérostat peu gonflé s'efflanquaient déjà; il s'allongeait, et le vent creusait de vastes poches dans son enveloppe détendue.

Kennedy ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

« Est-ce que le ballon aurait une fissure? dit-il.

--Non, répondit le docteur; mais la gutta-percha s'est évidemment ramollie ou fondue sous la chaleur, et l'hydrogène fuit à travers le taffetas.

--Comment empêcher cette fuite

--C'est impossible. Allégeons-nous; c'est le seul moyen; jetons tout ce qu'on peut jeter.