Jules Verne

Le Niger coulait entre deux rives largement séparées; ses eaux roulaient vers le sud avec une certaine violence; mais les voyageurs entraînés purent à peine en saisir les curieux contours.

« Je veux vous parler de ce fleuve, dit Fergusson, et il est déjà loin de nous! Sous les noms de Dhiouleba, de Mayo, d'Egghirreou, de Quorra, et autres encore, il parcourt une étendue immense de pays, et lutterait presque de longueur avec le Nil. Ces noms signifient tout simplement « le fleuve », suivant les contrées qu'il traverse.

--Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route? demanda Kennedy.

--Non, Dick; en quittant le lac Tchad, il traversa les villes principales du Bornou et vint couper le Niger à Say, quatre degrés au-dessous de Gao; puis il pénétra au sein de ces contrées inexplorées que le Niger renferme dans son coude, et, après huit mois de nouvelles fatigues, il parvint à Tembouctou; ce que nous ferons en trois jours à peine, avec un vent aussi rapide.

--Est-ce qu'on a découvert les sources du Niger? demanda Joe.

--Il y a longtemps, répondit le docteur. La reconnaissance du Niger et de ses affluents attira de nombreuses explorations, et je puis vous indiquer les principales. De 1749 à 1758, Adamson reconnaît le fleuve et visite Gorée; de 1785 à 1788, Golberry et Geoffroy parcourent les déserts de la Sénégambie et remontent jusqu'au pays des Maures, qui assassinèrent Saugnier, Brisson, Adam, Riley, Cochelet, et tant d'autres infortunés. Vient alors l'illustre Mungo-Park, l'ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. Envoyé en 1795 par la Société africaine de Londres, il atteint Bambarra, voit le Niger, fait cinq cents milles avec un marchand d'esclaves, reconnaît la rivière de Gambie et revient en Angleterre en 1797, il repart le 30 janvier 1805 avec son beau-frère Anderson, Scott le dessinateur et une troupe d'ouvriers; il arrive à Gorée; s'adjoint un détachement de trente-cinq soldats, revoit le Niger le 19 août; mais alors, par suite des fatigues, des privations, des mauvais traitements, des inclémences du ciel, de l'insalubrité du pays, il ne reste plus que onze vivants de quarante Européens; le 16 novembre, les dernières lettres de Mungo-Park parvenaient à sa femme, et, un an plus tard, on apprenait par un trafiquant du pays qu'arrivé à Boussa, sur le Niger, le 23 décembre l'infortuné voyageur vit sa barque renversée par les cataractes du fleuve, et que lui-même fut massacré par les indigènes.

--Et cette fin terrible n'arrêta pas les explorateurs?

--Au contraire, Dick; car alors on avait non seulement à reconnaître le fleuve, mais à retrouver les papier du voyageur. Dès 1816, une expédition s'organise à Londres, à laquelle prend part le major Gray; elle arrive au Sénégal, pénètre dans le Fouta-Djallon, visite les populations foullahs et mandingues, et revient en Angleterre sans autre résultat. En 1822, le major Laing explore toute la partie de l'Afrique occidentale voisine des possessions anglaises, et ce fut lui qui arriva le premier aux sources du Niger; d'après ses documents, la source de ce fleuve immense n'aurait pas deux pieds de largeur.

--Facile à sauter, dit Joe.

--Eh! eh! facile! répliqua le docteur. Si l'on s'en rapporte à la tradition, quiconque essaye de franchir cette source en la sautant est immédiatement englouti; qui veut y puiser de l'eau se sent repoussé par une main invisible.

--Et il est permis de ne pas en croire un mot? demanda Joe.

--Cela est permis. Cinq ans plus tard, le major Laing devait s'élancer au travers du Sahara, pénétrer jusqu'à Tembouctou, et mourir étranglé à quelques milles au-dessus par les Oulad-Shiman, qui voulaient l'obliger à se faire musulman.

--Encore une victime! dit le chasseur.

--C'est alors qu'un courageux jeune homme entreprit avec ses faibles ressources et accomplit le plus étonnant des voyages modernes; je veux parler du Français René Caillié Après diverses tentatives en 1819 et en 1824, il partit à nouveau, le 19 avril 1827, du Rio-Nunez; le 3 août, il arriva tellement épuisé et malade à Timé, qu'il ne put reprendre son voyage qu'en janvier 1828, six mois après; il se joignit alors à une caravane, protégé par son vêtement oriental, atteignit le Niger le 10 mars, pénétra dans la ville de Jenné, s'embarqua sur le fleuve et le descendit jusqu'à Tembouctou, où il arriva le 30 avril.