Jules Verne

--Que faut-il faire? demanda Kennedy.

--Laisse ton fusil de côté.

--Voilà, fit le chasseur en déposant son arme.

--Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest?

--Plus encore.

--Non, cela suffira. »

Et des sacs de sable furent empilés par le docteur entre les bras de Kennedy.

« Tiens-toi à l'arrière de la nacelle, et sois prêt à jeter ce lest d'un seul coup. Mais, sur ta vie! ne le fais pas avant mon ordre!

--Sois tranquille!

--Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu!

--Compte sur moi! »

Le Victoria dominait presque alors la troupe des cavaliers qui s'élançaient bride abattue sur les pas de Joe Le docteur, à l'avant de la nacelle, tenait l'échelle déployée, prêt à la lancer au moment voulu. Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui, cinquante pieds environ. Le Victoria les dépassa.

« Attention! dit Samuel à Kennedy.

--Je suis prêt.

--Joe! garde à toi!... » cria le docteur de sa voix retentissante en jetant l'échelle, dont les premiers échelons soulevèrent la poussière du sol.

A l'appel du docteur, Joe, sans arrêter son cheval, s'était retourné; l'échelle arriva près de lui, et au moment où il s'y accrochait

« Jette, cria le docteur à Kennedy.

--C'est fait »

Et le Victoria, délesté d'un poids supérieur à celui de Joe, s'éleva à cent cinquante pieds dans les airs.

Joe se cramponna fortement à l'échelle pendant les vastes oscillations qu'elle eut à décrire; puis faisant un geste indescriptible aux Arabes, et grimpant avec l'agilité d'un clown, il arriva jusqu'à ses compagnons qui le reçurent dans leurs bras.

Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. Le fugitif venait de leur être enlevé au vol, et le Victoria s'éloignait rapidement.

« Mon maître! Monsieur Dick! » avait dit Joe.

Et succombant à l'émotion, à la fatigue, il s'était évanoui, pendant que Kennedy, presque en délire, s'écriait:

« Sauvé! sauvé!

--Parbleu! » fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilité.

Joe était presque nu; ses bras ensanglantés, son corps couvert de meurtrissures, tout cela disait ses souffrances. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente.

Joe revint bientôt de son évanouissement, et demanda un verre d'eau-de-vie, que le docteur ne crut pas devoir lui refuser, Joe n'étant pas un homme à traiter comme tout le monde. Après avoir bu, il serra la main de ses deux compagnons et se déclara prêt à raconter son histoire.

Mais on ne lui permit pas de parler, et le brave garçon retomba dans un profond sommeil, dont il paraissait avoir grand besoin.

Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l'ouest. Sous les efforts d'un vent excessif, il revit la lisière du désert épineux, au-dessus des palmiers courbés ou arrachés par la tempête; et après avoir fourni une marche de près de deux cents milles depuis l'enlèvement de Joe, il dépassa vers le soir le dixième degré de longitude.

CHAPITRE XXXVII

La route de l'ouest.--Le réveil de Joe.--Son entêtement.--Fin de l'histoire de Joe.--Tagelel.--Inquiétudes de Kennedy.--Route au nord.--Une nuit prés d'Agbadès.

Le vent pendant la nuit se reposa de ses violences du jour, et le Victoria demeura paisiblement au sommet d'un grand sycomore; le docteur et Kennedy veillèrent à tour de rôle, et Joe en profita pour dormir vigoureusement et tout d'un somme pendant vingt-quatre heures.

Voilà le remède qu'il lui faut, dit Fergusson; la nature se chargera de sa guérison. »

Au jour, le vent revint assez fort, mais capricieux; il se jetait brusquement dans le nord et le sud, mais en dernier lieu, le Victoria fut entraîné vers; l'ouest.

Le docteur, la carte à la main, reconnut le royaume du Damerghou, terrain onduleux d'une grande fertilité, avec les huttes de ses villages faites de longs roseaux entremêlés des branchages de l'asclepia; les meules de grains s'élevaient, dans les champs cultivés, sur de petits échafaudages destinés à les préserver de l'invasion des souris et des termites.