Jules Verne

Bientôt on atteignit la ville de Zinder, reconnaissable à sa vaste place des exécutions; au centre se dresse l'arbre de mort; le bourreau veille au pied, et quiconque passe sous son ombre est immédiatement pendu!

En consultant la boussole, Kennedy ne put s'empêcher de dire:

« Voilà que nous reprenons encore la route du nord!

--Qu'importe? Si elle nous mène à Tombouctou, nous ne nous en plaindrons pas! Jamais plus beau voyage n'aura été accompli en de meilleures circonstances!...

--Ni en meilleure santé, riposta Joe, qui passait sa bonne figure toute réjouie à travers les rideaux de la tente.

--Voilà notre brave ami! s'écria le chasseur, notre sauveur! Comment cela va-t-il?

--Mais très naturellement, Monsieur Kennedy, très naturellement! Jamais je ne me suis si bien porté! Rien qui vous rapproche un homme comme un petit voyage d'agrément précédé d'un bain dans le Tchad! n'est-ce pas, mon maître?

--Digne cœur! répondit Fergusson en lui serrant la main. Que d'angoisses et d'inquiétudes tu nous a causées!

--Eh bien, et vous donc! Croyez-vous que j'étais tranquille sur votre sort? Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une fière peur!

--Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de cette façon.

--Je vois que sa chute ne l'a pas changé, ajouta Kennedy.

--Ton dévouement a été sublime, mon garçon, et il nous a sauvés; car le Victoria tombait dans le lac, et une fois là, personne n'eût pu l'en tirer.

--Mais si mon dévouement, comme il vous plaît d'appeler ma culbute, vous a sauvés, est-ce qu'il ne m'a pas sauvé aussi, puisque nous voilà tous les trois en bonne santé? Par conséquent, dans tout cela, nous n'avons rien à nous reprocher.

--On ne s'entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur.

--Le meilleur moyen de s'entendre, répliqua Joe, c'est de ne plus parler de cela. Ce qui est fait est fait! Bon ou mauvais, il n'y a pas à y revenir.

--Entêté! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire?

--Si vous y tenez beaucoup! Mais, auparavant, je vais mettre cette oie grasse en état de parfaite cuisson, car je vois que Dick n'a pas perdu son temps

--Comme tu dis, Joe.

--Eh bien! nous allons voir comment ce gibier d'Afrique se comporte dans un estomac européen. »

L'oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après, dévorée. Joe en prit sa bonne part, comme un homme qui n'a pas mangé depuis plusieurs jours. Après le thé et les grogs, il mit ses compagnons au courant de ses aventures; il parla avec une certaine émotion, tout en envisageant les événements avec sa philosophie habituelle Le docteur ne put s'empêcher de lui presser plusieurs fois la main, quand il vit ce digne serviteur plus préoccupé du salut de son maître que du sien; à propos de la submersion de l'île des Biddiomahs, il lui expliqua la fréquence de ce phénomène sur le lac Tchad.

Enfin Joe, en poursuivant son récit, arriva au moment où, plongé dans le marais, il jeta un dernier cri de désespoir.

« Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées s'adressaient à vous. Je me mis à me débattre. Comment? je ne vous le dirai pas; j'étais bien décidé à ne pas me laisser engloutir sans discussion, quand, à deux pas de moi, je distingue, quoi? un bout de corde fraîchement coupée; je me permets de faire un dernier effort, et, tant bien que mal, j'arrive au câble; je tire; cela résiste; je me hale, et finalement me voilà en terre ferme! Au bout de la corde je trouve une ancre!... Ah! mon maître! j'ai bien le droit de l'appeler l'ancre du salut, si toutefois vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je la reconnais! une ancre du Victoria! vous aviez pris terre en cet endroit! Je suis la direction de la corde qui me donne votre direction, et, après de nouveaux efforts, je me tire de la fondrière. J'avais repris mes forces avec mon courage, et je marchai pendant une partie de la nuit, en m'éloignant du lac. J'arrivai enfin à la lisière d'une immense forêt. Là dans un enclos des chevaux paissaient sans songer à mal.