Jules Verne

La terre étant fluide aux premiers jours du monde, vous comprenez qu'alors son mouvement de rotation dut repousser une partie de sa masse mobile à l'équateur, où la force centrifuge se faisait plus vivement sentir. Si la terre eût été immobile, elle fût restée une sphère parfaite; mais, par suite du phénomène que je viens de vous décrire, elle présente une forme, ellipsoïdale, et les points du pôle sont plus rapprochés du centre que les points de l'équateur de cinq lieues un tiers environ.

--Ainsi, dit Johnson, si notre capitaine voulait nous emmener au centre de la terre, nous aurions cinq lieues de moins à faire pour y arriver?

--Comme vous le dites, mon ami.

--Eh bien, capitaine, c'est autant de chemin de fait! Voilà une occasion dont il faut profiter...»

Hatteras ne répondit pas. Évidemment, il n'était pas à la conversation, ou bien il l'écoutait sans l'entendre.

«Ma foi! répondit le docteur, au dire de certains savants, ce serait peut-être le cas de tenter cette expédition.

--Ah! vraiment! fit Johnson.

--Mais laissez-moi finir, reprit le docteur; je vous raconterai cela plus tard; je veux vous apprendre d'abord comment l'aplatissement des pôles est la cause de la précession des équinoxes, c'est-à-dire pourquoi, chaque année, l'équinoxe du printemps arrive un jour plus tôt qu'il ne le ferait, si la terre était parfaitement ronde. Cela vient tout simplement de ce que l'attraction du soleil s'opère d'une façon différente sur la partie renflée du globe située à l'équateur, qui éprouve alors un mouvement rétrograde. Subséquemment, c'est ce qui déplace un peu ce pôle, comme je vous l'ai dit plus haut. Mais, indépendamment de cet effet, l'aplatissement devrait en avoir un plus curieux et plus personnel, dont nous nous apercevrions si nous étions doués d'une sensibilité mathématique.

--Que voulez-vous dire? demanda Bell.

--C'est que nous sommes plus lourds ici qu'à Liverpool.

--Plus lourds?

--Oui! nous, nos chiens, nos fusils, nos instruments!

--Est-il possible?

--Certes, et par deux raisons: la première, c'est que nous sommes plus rapprochés du centre du globe, qui, par conséquent, nous attire davantage: or, cette force attractive n'est autre chose que la pesanteur. La seconde, c'est que la force de rotation, nulle au pôle, étant très marquée à l'équateur, les objets ont là une tendance à s'écarter de la terre; ils y sont donc moins pesants.

--Comment! dit Johnson, sérieusement, nous n'avons donc pas le même poids en tous lieux?

--Non, Johnson; suivant la loi de Newton, les corps s'attirent en raison directe des masses, et en raison inverse du carré des distances. Ici, je pèse plus parce que je suis plus près du centre d'attraction, et, sur une autre planète, je pèserais plus ou moins, suivant la masse de la planète.

--Quoi! fit Bell, dans la lune?...

--Dans la lune, mon poids, qui est de deux cents livres à Liverpool, ne serait plus que de trente-deux.

--Et dans le soleil?

--Oh! dans le soleil, je pèserais plus de cinq mille livres!

--Grand Dieu! fit Bell, il faudrait un cric alors pour soulever vos jambes?

--Probablement! répondit le docteur, en riant de l'ébahissement de Bell; mais ici la différence n'est pas sensible, et, en déployant un effort égal des muscles du jarret, Bell sautera aussi haut que sur les quais de la Mersey.

--Oui! mais dans le soleil? répétait Bell, qui n'en revenait pas.

--Mon ami, lui répondit le docteur, la conséquence de tout ceci est que nous sommes bien où nous sommes, et qu'il est inutile de courir ailleurs.

--Vous disiez tout à l'heure, reprit Altamont, que ce serait peut-être le cas de tenter une excursion au centre de la terre! Est-ce qu'on a jamais pensé à entreprendre un pareil voyage?

--Oui, et cela termine ce que j'ai à vous dire relativement au pôle. Il n'y a pas de point du monde qui ait donné lieu à plus d'hypothèses et de chimères. Les anciens, fort ignorants en cosmographie, y plaçaient le jardin des Hespérides. Au Moyen Age, on supposa que la terre était supportée par des tourillons placés aux pôles, sur lesquels elle tournait; mais, quand on vit les comètes se mouvoir librement dans les régions circumpolaires, il fallut renoncer à ce genre de support.