Jules Verne

--Allez, docteur, allez! fit Altamont.

--Je vous ai dit, reprit le docteur, qui avait autant de plaisir à enseigner que ses compagnons en éprouvaient à s'instruire, je vous ai dit que le pôle était un point immobile par rapport aux autres points de la terre. Eh bien, ce n'est pas tout à fait vrai.

--Comment! dit Bell, il faut encore en rabattre?

--Oui, Bell, le pôle n'occupe pas toujours la même place exactement; autrefois, l'étoile polaire était plus éloignée du pôle céleste qu'elle ne l'est maintenant. Notre pôle est donc doué d'un certain mouvement; il décrit un cercle en vingt-six mille ans environ. Cela vient de la précession des équinoxes, dont je vous parlerai tout à l'heure.

--Mais, dit Altamont, ne pourrait-il se faire que le pôle se déplaçât un jour d'une plus grande quantité?

--Eh! mon cher Altamont, répondit le docteur, vous touchez à une grande question que les savants débattirent longtemps à la suite d une singulière découverte.

--Laquelle donc?

--Voici. En 1771, on découvrit le cadavre d'un rhinocéros sur les bords de la mer Glaciale, et, en 1799, celui d'un éléphant sur les côtes de la Sibérie. Comment ces quadrupèdes des pays chauds se rencontraient-ils sous une pareille latitude? De là, étrange rumeur parmi les géologues, qui n'étaient pas aussi savants que le fut depuis un Français, M. Elie de Beaumont, lequel démontra que ces animaux vivaient sous des latitudes déjà élevées, et que les torrents et les fleuves avaient tout bonnement amené leurs cadavres là où on les avait trouvés. Mais, comme cette explication n'était pas encore émise, devinez ce qu'inventa l'imagination des savants?

--Les savants sont capables de tout, dit Altamont en riant.

--Oui, de tout pour expliquer un fait; eh bien, ils supposèrent que le pôle de la terre avait été autrefois à l'équateur, et l'équateur au pôle.

--Bah!

--Comme je vous le dis, et sérieusement; or, s'il en eût été ainsi, comme la terre est aplatie au pôle de plus de cinq lieues, les mers, transportées au nouvel équateur par la force centrifuge, auraient recouvert des montagnes deux fois hautes comme l'Himalaya; tous les pays qui avoisinent le cercle polaire, la Suède, la Norvège, la Russie, la Sibérie, le Groenland, la Nouvelle-Bretagne, eussent été ensevelis sous cinq lieues d'eau, tandis que les régions équatoriales, rejetées au pôle, auraient formé des plateaux élevés de cinq lieues.

--Quel changement! fit Johnson.

--Oh! cela n'effrayait guère les savants.

--Et comment expliquaient-ils ce bouleversement? demanda Altamont.

--Par le choc d'une comète. La comète est le «Deus es machina»; toutes les fois qu'on est embarrassé en cosmographie, on appelle une comète à son secours. C'est l'astre le plus complaisant que je connaisse, et, au moindre signe d'un savant, il se dérange pour tout arranger!

--Alors, dit Johnson, selon vous, monsieur Clawbonny, ce bouleversement est impossible?

--Impossible!

--Et s'il arrivait?

--S'il arrivait, l'équateur serait gelé en vingt-quatre heures!

--Bon! s'il se produisait maintenant, dit Bell, on serait capable de dire que nous ne sommes pas allés au pôle.

--Rassurez-vous, Bell. Pour en revenir à l'immobilité de l'axe terrestre, il en résulte donc ceci: c'est que si nous étions pendant l'hiver à cette place, nous verrions les étoiles décrire un cercle parfait autour de nous. Quant au soleil, le jour de l'équinoxe du printemps, le 23 mars, il nous paraîtrait (je ne tiens pas compte de la réfraction), il nous paraîtrait exactement coupé en deux par l'horizon, et monterait peu à peu en formant des courbes très allongées; mais ici, il y a cela de remarquable que, dès qu'il a paru, il ne se couche plus; il reste visible pendant six mois; puis son disque vient raser de nouveau l'horizon à l'équinoxe d'automne, au 22 septembre, et, dès qu'il s'est couché, on ne le revoit plus de tout l'hiver.

--Vous parliez tout à l'heure de l'aplatissement de la terre aux pôles, dit Johnson; veuillez donc m'expliquer cela, monsieur Clawbonny.

--Voici, Johnson.