--Mais je ne m'aperçois guère, répondit Johnson, que nous soyons plus immobiles ici qu'à Liverpool!
--Pas plus qu'à Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement; cela tient à ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-même à ce mouvement ou à ce repos! Mais le fait n'en est pas moins certain. La terre est douée d'un mouvement de rotation qui s'accomplit en vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposé s'opérer sur un axe dont les extrémités passent au pôle Nord et au pôle Sud. Eh bien! nous sommes à l'une des extrémités de cet axe nécessairement immobile.
--Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous restons en repos?
--A peu près, car nous ne sommes pas absolument au pôle!
--Vous avez raison, docteur! dit Hatteras d'un ton grave et en secouant la tête, il s'en faut encore de quarante-cinq secondes que nous ne soyons arrivés au point précis!
--C'est peu de chose, répondit Altamont, et nous pouvons nous considérer comme immobiles.
--Oui, reprit le docteur, tandis que les habitants de chaque point de l'équateur font trois cent quatre-vingt-seize lieues par heure!
--Et cela sans en être plus fatigués! fit Bell.
--Justement! répondit le docteur.
--Mais, reprit Johnson, indépendamment de ce mouvement de rotation, la terre n'est-elle pas douée d'un autre mouvement autour du soleil?
--Oui, un mouvement de translation qu'elle accomplit en un an.
--Est-il plus rapide que l'autre? demanda Bell.
--Infiniment plus, et je dois dire que, quoique nous soyons au pôle, il nous entraîne comme tous les habitants de la terre. Ainsi donc, notre prétendue immobilité n'est qu'une chimère: immobiles par rapport aux autres points du globe, oui; mais par rapport au soleil, non.
--Bon! dit Bell avec un accent de regret comique, moi qui me croyais si tranquille! il faut renoncer à cette illusion! On ne peut décidément pas avoir un instant de repos en ce monde.
--Comme tu dis, Bell, répliqua Johnson; et nous apprendrez-vous, monsieur Clawbonny, quelle est la vitesse de ce mouvement de translation?
--Elle est considérable, répondit le docteur; la terre marche autour du soleil soixante-seize fois plus vite qu'un boulet de vingt-quatre, qui fait cependant cent quatre-vingt-quinze toises par seconde. Sa vitesse de translation est donc de sept lieues six dixièmes par seconde; vous le voyez, c'est bien autre chose que le déplacement des points de l'équateur.
--Diable! fit Bell, c'est à ne pas vous croire, monsieur Clawbonny! Plus de sept lieues par seconde, et cela quand il eût été si facile de rester immobiles, si Dieu l'avait voulu!
--Bon! fit Altamont, y pensez-vous, Bell! Alors, plus de jour, plus de nuit, plus de printemps, plus d'automne, plus d'été, plus d'hiver!
--Sans compter un résultat tout simplement épouvantable! reprit le docteur.
--Et lequel donc? dit Johnson.
--C'est que nous serions tombés sur le soleil!
--Tombés sur le soleil! répliqua Bell avec surprise.
--Sans doute. Si ce mouvement de translation venait à s'arrêter, la terre serait précipitée sur le soleil en soixante-quatre jours et demi.
--Une chute de soixante-quatre jours! répliqua Johnson.
--Ni plus ni moins, répondit le docteur; car il y a une distance de trente-huit millions de lieues à parcourir.
--Quel est donc le poids du globe terrestre? demanda Altamont.
--Il est de cinq mille huit cent quatre-vingt-un quadrillions de tonneaux.
--Bon! fit Johnson, voilà des nombres qui ne disent rien à l'oreille! on ne les comprend plus!
--Aussi, mon digne Johnson, je vais vous donner deux termes de comparaison qui vous resteront dans l'esprit: rappelez-vous qu'il faut soixante-quinze lunes pour faire le poids de la terre et trois cent cinquante mille terres pour faire le poids du soleil.
--Tout cela est écrasant! fit Altamont.
--^Écrasant, c'est le mot, répondit le docteur; mais je reviens au pôle, puisque jamais leçon de cosmographie sur cette partie de la terre n'aura été plus opportune, si toutefois cela ne vous ennuie pas.