Jules Verne

Au loin, quelques glaçons immobiles dans l'ouest réfléchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques incandescentes en plein Océan.

Hatteras se prit à rêver. Sa pensée rapide erra sur toute son existence; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse particulière aux songes, qu'aucun savant n'a encore pu calculer; il fit un retour sur ses jours écoulés; il revit son hivernage, la baie Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de l'Américain sous les glaces.

Alors il retourna plus loin dans le passé; il rêva de son navire, du _Forward_ incendié, de ses compagnons, des traîtres qui l'avaient abandonné. Qu'étaient-ils devenus? Il pensa à Shanclon, à Wall, au brutal Pen. Où étaient-ils? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin à travers les glaces?

Puis, son imagination de rêveur plana plus haut encore, et il se retrouva à son départ d'Angleterre, à ses voyages précédents, à ses tentatives avortées, à ses malheurs. Alors il oublia sa situation présente, sa réussite prochaine, ses espérances à demi réalisées. De la joie son rêve le rejeta dans les angoisses.

Pendant deux heures ce fut ainsi; puis, sa pensée reprit un nouveau cours; elle le ramena vers le pôle; il se vit posant enfin le pied sur ce continent anglais, et déployant le pavillon du Royaume-Uni.

Tandis qu'il sommeillait ainsi, un nuage énorme, de couleur olivâtre, montait svir l'horizon et assombrissait l'Océan.

On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des masses d'air pour les remplacer. C'est ce qui peut expliquer l'énergie des tempêtes boréales.

Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s'étaient arrachés à leur sommeil, prêts à manoeuvrer.

La mer se soulevait en lames hautes, à base peu développée; la chaloupe, ballottée par une violente houle, plongeait dans des gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d'une vague aiguë, en s'inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrés.

Hatteras avait repris d'une main ferme la barre, qui jouait avec bruit dans la tête du gouvernail; quelquefois, cette barre, violemment prise dans une embardée, le repoussait et le courbait malgré lui. Johnson et Bell s'occupaient sans relâche à vider l'eau embarquée dans les plongeons de la chaloupe.

«Voilà une tempête sur laquelle nous ne comptions guère, dit Altamont en se cramponnant à son banc.

--Il faut s'attendre à tout ici», répondit le docteur.

Ces paroles s'échangeaient au milieu des sifflements de l'air et du fracas des flots, que la violence du vent réduisait à une impalpable poussière liquide; il devenait presque impossible de s'entendre.

Le nord était difficile à tenir; les embruns épais ne laissaient pas entrevoir la mer au-delà de quelques toises; tout point de repère avait disparu.

Cette tempête subite, au moment où le but allait être atteint, semblait renfermer de sévères avertissements; elle apparaissait à des esprits surexcités comme une défense d'aller plus loin. La nature voulait-elle donc interdire l'accès du pôle? Ce point du globe était-il entouré d'une fortification d'ouragans et d'orages qui ne permettait pas d'en approcher?

Cependant, à voir la figure énergique de ces hommes, on eût compris qu'ils ne céderaient ni au vent ni aux flots, et qu'ils iraient jusqu'au bout.

Ils luttèrent ainsi pendant toute la journée, bravant la mort à chaque instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempés sous une pluie tiède, et mouillés par les paquets de mer que la tempête leur jetait au visage; aux sifflements de l'air se mêlaient parfois de sinistres cris d'oiseaux.

Mais au milieu même d'une recrudescence du courroux des flots, vers six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne l'eût pas soulevée pendant douze heures.