Jules Verne

On conçoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et même le premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur se hâta sinon de rassurer, au moins d'instruire ses compagnons; il connaissait cette particularité des neiges rouges, et les travaux d'analyse chimique faits à leur sujet par Wollaston, de Candolle et Baüer; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans les contrées arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes; de Saussure en recueillit une notable quantité sur le Breven en 1760, et, depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d'autres navigateurs en rapportèrent de leurs expéditions boréales.

Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait uniquement de la présence de corpuscules organiques; longtemps les chimistes se demandèrent si ces corpuscules étaient d'une nature animale ou végétale; mais ils reconnurent enfin qu'ils appartenaient à la famille des champignons microscopiques du genre «Uredo», que Baüer proposa d'appeler «Uredo nivalis».

Alors le docteur, fouillant cette neige de son bâton ferré, fit voir à ses compagnons que la couche écarlate mesurait neuf pieds de profondeur, et il leur donna à calculer ce qu'il pouvait y avoir, sur un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants comptèrent jusqu'à quarante-trois mille dans un centimètre carré.

Cette coloration, d'après la disposition du versant, devait remonter à un temps très reculé, car ces champignons ne se décomposent ni par l'évaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s'altère pas.

Le phénomène, quoique expliqué, n'en était pas moins étrange; la couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature; la réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s'ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs.

Le docteur, qui n'avait pu examiner cette substance, lorsqu'il l'aperçut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici à son aise, et il en recueillit précieusement plusieurs bouteilles.

Ce sol rouge, ce «Champ de Sang», comme il l'appela, ne fut dépassé qu'après trois heures de marche, et le pays reprit son aspect habituel.

CHAPITRE XX

EMPREINTES SUR LA NEIGE

La journée du 4 juillet s'écoula au milieu d'un brouillard très épais. La route au nord ne put être maintenue qu'avec la plus grande difficulté; à chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun accident n'arriva heureusement pendant l'obscurité; Bell seulement perdit ses snow-shoes, qui se brisèrent contre une saillie de roc.

«Ma foi, dit Johnson, je croyais qu'après avoir fréquenté la Mersey et la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de brouillards, mais je vois que je me suis trompé!

--Eh bien, répondit Bell, nous devrions allumer des torches comme à Londres ou à Liverpool!

--Pourquoi pas? répliqua le docteur; c'est une idée, cela; on éclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous nous dirigerions plus directement.

--Mais, dit Bell, comment se procurer des torches?

--Avec de l'étoupe imbibée d'esprit-de-vin et fixée au bout de nos bâtons.

--Bien trouvé, répondit Johnson, et ce ne sera pas long à établir.»

Un quart d'heure après, la petite troupe reprenait sa marche aux flambeaux au milieu de l'humide obscurité.

Mais si l'on alla plus droit, on n'alla pas plus vite, et ces ténébreuses vapeurs ne se dissipèrent pas avant le 6 juillet; la terre s'étant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce brouillard comme les lambeaux d'une étoffe déchirée.

Aussitôt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs n'avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par jour.