Le 6, on se hâta donc de regagner le temps perdu, et l'on partit de bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche à l'avant, sondant le terrain et éventant le gibier; Duk les accompagnait; le temps, avec son étonnante mobilité, était redevenu très clair et très sec, et, bien que les guides fussent à deux milles du traîneau, le docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.
Il fut donc fort étonné de les voir s'arrêter tout d'un coup et demeurer dans une posture de stupéfaction; ils semblaient regarder vivement au loin, comme des gens qui interrogent l'horizon.
Puis, se courbant vers le sol, ils l'examinaient avec attention et se relevaient surpris. Bell parut même vouloir se porter en avant; mais Altamont le retint de la main.
«Ah ça! que font-ils donc? dit le docteur à Johnson.
--Je les examine comme vous, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, et je ne comprends rien à leurs gestes.
--Ils ont trouvé des traces d'animaux, répondit Hatteras.
--Cela ne peut être, dit le docteur.
--Pourquoi?
--Parce que Duk aboierait.
--Ce sont pourtant bien des empreintes qu'ils observent.
--Marchons, fit Hatteras; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.»
Johnson excita les chiens d'attelage, qui prirent une allure plus rapide.
Au bout de vingt minutes, les cinq voyageurs étaient réunis, et Hatteras, le docteur, Johnson partageaient la surprise de Bell et d'Altamont.
En effet, des traces d'hommes, visibles, incontestables et fraîches comme si elles eussent été faites la veille, se montraient éparses sur la neige.
«Ce sont des Esquimaux, dit Hatteras.
--En effet, répondit le docteur, voilà les empreintes de leurs raquettes.
--Vous croyez? dit Altamont.
--Cela est certain.
--Eh bien, et ce pas? reprit Altamont en montrant une autre trace plusieurs fois-répétée.
--Ce pas?
--Prétendez-vous qu'il appartienne à un Esquimau?»
Le docteur regarda attentivement et fut stupéfait; la marque d'un soulier européen, avec ses clous, sa semelle et son talon, était profondément creusée dans la neige; il n'y avait pas à en douter, un homme, un étranger, avait passé là.
«Des Européens ici! s'écria Hatteras.
--Évidemment, fit Johnson.
--Et cependant, dit le docteur, c'est tellement improbable qu'il faut y regarder à deux fois avant de se prononcer.»
Le docteur examina donc l'empreinte deux fois, trois fois, et il fut bien obligé de reconnaître son origine extraordinaire.
Le héros de Daniel de Foë ne fut pas plus stupéfait en rencontrant la marque d'un pied creusée sur le sable de son île; mais si ce qu'il éprouva fut de la crainte, ici ce fut du dépit pour Hatteras. Un Européen si près du pôle!
On marcha en avant pour reconnaître ces traces; elles se répétaient pendant un quart de mille, mêlées à d'autres vestiges de raquettes et de mocassins; puis elles s'infléchissaient vers l'ouest.
Arrivés à ce point, les voyageurs se demandèrent s'il fallait les suivre plus longtemps.
«Non, répondit Hatteras. Allons...»
II fut interrompu par une exclamation du docteur, qui venait clé ramasser sur la neige un objet plus convaincant encore et sur l'origine duquel il n'y avait pas à se méprendre. C'était l'objectif d'une lunette de poche.
«Cette fois, dit-il, on ne peut plus mettre en doute la présence d'un étranger sur cette terre!...
--En avant!» s'écria Hatteras.
Et il prononça si énergiquement cette parole, que chacun le suivit; le traîneau reprit sa marche un moment interrompue.
Chacun surveillait l'horizon avec soin, sauf Hatteras, qu'une sourde colère animait et qui ne voulait rien voir. Cependant, comme on risquait de tomber dans un détachement de voyageurs, il fallait prendre ses précautions; c'était véritablement jouer de malheur que de se voir précédé sur cette route inconnue! Le docteur, sans éprouver la colère d'Hatteras, ne pouvait se défendre d'un certain dépit, malgré 'sa philosophie naturelle. Altamont paraissait également vexé; Johnson et Bell grommelaient entre leurs dents des paroles menaçantes.