Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre un boeuf musqué de moyenne taille, après avoir donné à ses compagnons une haute idée de son sang-froid et de son adresse; c'était vraiment un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s'y connaissait, l'admirait fort. Le boeuf fut dépecé et fournit une nourriture fraîche et abondante.
Ces hasards de bons et succulents repas étaient toujours bien reçus; les moins gourmands ne pouvaient s'empêcher de jeter des regards de satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait lui-même, quand il se surprenait en extase devant ces opulents morceaux.
«Ne faisons pas les petites bouches, disait-il; le repas est une chose importante dans les expéditions polaires.
--Surtout, répondit Johnson, quand il dépend d'un coup de fusil plus ou moins adroit!
--Vous avez raison, mon vieux Johnson, répliquait le docteur, et l'on songe moins à manger lorsqu'on sait le pot-au-feu en train de bouillir régulièrement sur les fourneaux de la cuisine.»
Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté, comme s'il eût été soulevé par une commotion volcanique; les cônes, les pics aigus se multiplièrent à l'infini et atteignirent de grandes hauteurs.
Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra bientôt en un véritable ouragan; elle s'engouffrait à travers les rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en pleine terre, affectaient cependant des formes d'hummocks et d'icebergs; leur présence sur ces plateaux élevés demeura inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout.
A la tempête succéda un temps chaud et humide; ce fut un véritable dégel; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se mêlait au bruit plus imposant des avalanches.
Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant l'air, déterminer des catastrophes; ils étaient témoins de chutes fréquentes et terribles qu'ils n'auraient pas eu le temps de prévoir; en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une effrayante instantanéité; elles diffèrent en cela de celles de la Suisse ou de la Norvège; là, en effet, se forme une boule, peu considérable d'abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts, renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se précipiter; or, il n'en est pas ainsi dans les contrées frappées par le froid arctique; le déplacement du bloc de glace y est inattendu, foudroyant; sa chute n'est que l'instant de son départ, et qui le verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement écrasé par lui; le boulet de canon n'est pas plus rapide, ni la foudre plus prompte; se détacher, tomber, écraser ne fait qu'un pour l'avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable du tonnerre, et des répercussions étranges d'échos plus plaintifs que bruyants.
Aussi, aux yeux des spectateurs stupéfaits, se produisait-il parfois de véritables changements à vue; le pays se métamorphosait; la montagne devenait plaine sous l'attraction d'un brusque dégel; lorsque l'eau du ciel, infiltrée dans les fissures des grands blocs, se solidifiait au froid d'une seule nuit, elle brisait alors tout obstacle par son irrésistible expansion, plus puissante encore en se faisant glace qu'en devenant vapeur, et le phénomène s'accomplissait avec une épouvantable instantanéité.
Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traîneau et ses conducteurs; les précautions prises, tout danger fut évité. D'ailleurs, ce pays hérissé de crêtes, de contreforts, de croupes, d'icebergs, n'avait pas une grande étendue, et trois jours après, le 3 juillet, les voyageurs se retrouvèrent dans les plaines plus faciles.
Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phénomène, qui pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux mondes; la petite troupe suivait une chaîne de collines hautes de cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs milles de longueur; or, son versant oriental était couvert de neige, mais d'une neige entièrement rouge.