«L'eau n'a pourtant pas la permission de nous mouiller dans ce pays, disait-il; cet élément n'a droit ici qu'à l'état solide et à l'état gazeux; quant à l'état liquide, c'est un abus! Glace ou vapeur, très bien; mais eau, jamais!»
La chasse n'était pas oubliée pendant la marche, car elle devait procurer une alimentation fraîche; aussi Altamont et Bell, sans trop s'écarter, battaient les ravines voisines; ils tiraient des ptarmigans, des guillemots, des oies, quelques lièvres gris; ces animaux passaient peu à peu de la confiance à la crainte, ils devenaient très fuyards et fort difficiles à approcher.
Sans Duk, les chasseurs en eussent été souvent pour leur poudre.
Hatteras leur recommandait de ne pas s'éloigner de plus d'un mille, car il n'avait ni un jour ni une heure à perdre, et ne pouvait compter que sur trois mois de beau temps.
Il fallait, d'ailleurs, que chacun fût à son poste près du traîneau, quand un endroit difficile, quelque gorge étroite, des plateaux inclinés, se présentaient à franchir; chacun alors s'attelait ou s'accotait au véhicule, le tirant, le poussant, ou le soutenant; plus d'une fois, on dut le décharger entièrement, et cela ne suffisait pas à prévenir des chocs, et par conséquent des avaries, que Bell réparait de son mieux.
Le troisième jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrèrent un lac de plusieurs acres d'étendue, et encore entièrement glacé par suite de son orientation à l'abri du soleil; la glace était même assez forte pour supporter le poids des voyageurs et du traîneau. Cette glace paraissait dater d'un hiver éloigné, car ce lac ne devait jamais dégeler, par suite de sa position; c'était un miroir compacte sur lequel les étés arctiques n'avaient aucune prise; ce qui semblait confirmer cette observation, c'est que ses bords étaient entourés d'une neige sèche, dont les couches inférieures appartenaient certainement aux années précédentes.
A partir de ce moment, le pays s'abaissa sensiblement, d'où le docteur conclut qu'il ne pouvait avoir une grande étendue vers le nord; d'ailleurs, il était très vraisemblable que la Nouvelle-Amérique n'était qu'une île et ne se développait pas jusqu'au pôle. Le sol s'aplanissait peu à peu; à peine dans l'ouest quelques collines nivelées par l'éloignement et baignées dans une brume bleuâtre.
Jusque-là, l'expédition se faisait sans fatigue; les voyageurs ne souffraient que de la réverbération des rayons solaires sur les neiges; cette réflexion intense pouvait leur donner des snow-blindness[1] impossibles à éviter. En tout autre temps, ils eussent voyagé la nuit, pour éviter cet inconvénient; mais alors la nuit manquait. La neige tendait heureusement à se dissoudre et perdait beaucoup de son éclat, lorsqu'elle était sur le point de se résoudre en eau.
[1] Maladie des paupières occasionnée par la réverbération des neiges.
La température s'éleva, le 28 juin, à quarante-cinq degrés au-dessus de zéro (+ 7° centigrades); cette hausse du thermomètre fut accompagnée d'une pluie abondante, que les voyageurs reçurent stoïquement, avec plaisir même; elle venait accélérer la décomposition des neiges; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et changer le mode de glissage du traîneau. La marche fut retardée sans doute; mais, en l'absence d'obstacles sérieux, on avançait toujours.
Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies ou plates, à la façon des galets usés par le remous des vagues, et alors il se croyait près du bassin polaire; cependant la plaine se déroulait sans cesse à perte de vue.
Elle n'offrait aucun vestige d'habitation, ni huttes, ni cairns, ni caches d'Esquimaux; les voyageurs étaient évidemment les premiers à fouler cette contrée nouvelle; les Groënlandais, dont les tribus hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et cependant, en ce pays, la chasse eût été fructueuse pour ces malheureux, toujours affamés; on voyait parfois des ours qui suivaient sous le vent la petite troupe, sans manifester l'intention de l'attaquer; dans le lointain, des boeufs musqués et des rennes apparaissaient par bandes nombreuses; le docteur aurait bien voulu s'emparer de ces derniers pour renforcer son attelage; mais ils étaient très fuyards et impossibles à prendre vivants.