Jules Verne

Ainsi, Altamont, vous n'avez point le droit de les réclamer comme des compatriotes.

--Oh! répondit Altamont, un chasseur n'y regarde pas de si près, et le gibier est toujours du pays de celui qui le tue!

--Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod! pour mon compte, je renoncerais à tirer un coup de fusil de ma vie, plutôt que de jeter l'effroi parmi cette charmante population. Voyez! Duk lui-même fraternise avec ces jolies bêtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela se peut! La bonté est une force!

--Bien, bien, répondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilité, mais je voudrais vous voir avec votre bonté pour toute arme au milieu d'une bande d'ours et de loups!

--Oh! je ne prétends point charmer les bêtes féroces, répondit le docteur; je crois peu aux enchantements d'Orphée; d'ailleurs, les ours et les loups ne viendraient pas à nous comme ces lièvres, ces perdrix et ces rennes.

--Pourquoi pas, répondit Altamont, s'ils n'avaient jamais vu d'hommes?

--Parce que ces animaux-là sont naturellement féroces, et que la férocité, comme la méchanceté, engendre le soupçon; c'est une remarque que les observateurs ont pu faire sur l'homme aussi bien que sur les animaux. Qui dit méchant dit méfiant, et la crainte est facile à ceux-là qui peuvent l'inspirer.»

Cette petite leçon de philosophie naturelle termina l'entretien.

Toute la journée se passa dans cette ravine, que le docteur voulut appeler l'Arcadie-Boréale, à quoi ses compagnons ne s'opposèrent nullement, et, le soir venu, après un repas qui n'avait coûté la vie à aucun des habitants de cette contrée, les trois chasseurs s'endormirent dans le creux d'un rocher disposé tout exprès pour leur offrir un confortable abri.

CHAPITRE XVII

LA REVANCHE D'ALTAMONT

Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se réveillèrent après la nuit passée dans la plus parfaite tranquillité. Le froid, sans être vif, les avait un peu piqués aux approches du matin; mais, bien couverts, ils avaient dormi profondément, sous la garde des animaux paisibles.

Le temps se maintenant au beau, ils résolurent de consacrer encore cette journée à la reconnaissance du pays et à la recherche des boeufs musqués. Il fallait bien donner à Altamont la possibilité de chasser un peu, et il fut décidé que, quand ces boeufs seraient les animaux les plus naïfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D'ailleurs, leur chair, quoique fortement imprégnée de musc, fait un aliment savoureux, et les chasseurs se réjouissaient de rapporter au Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraîche et réconfortante.

Le voyage n'offrit aucune particularité pendant les premières heures de la matinée; le pays, dans le nord-est, commençait à changer de physionomie; quelques ressauts de terrain, premières ondulations d'une contrée montueuse, faisaient présager un sol nouveau. Cette terre de la Nouvelle-Amérique, si elle ne formait pas un continent, devait être au moins une île importante; d'ailleurs, il n'était pas question de vérifier ce point géographique.

Duk courait au loin, et il tomba bientôt en arrêt sur des traces qui appartenaient à un troupeau de boeufs musqués; il prit alors les devants avec une extrême rapidité et ne tarda pas à disparaître aux yeux des chasseurs.

Ceux-ci se guidèrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la précipitation leur apprit que le fidèle chien avait enfin découvert l'objet de leur convoitise.

Ils s'élancèrent en avant, et, après une heure et demie de marche, ils se trouvèrent en présence de deux animaux d'assez forte taille et d'un aspect véritablement redoutable; ces singuliers quadrupèdes paraissaient étonnés des attaques de Duk, sans s'en effrayer d'ailleurs; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le sol dépourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement à leur taille moyenne, à leurs cornes très élargies et soudées à la base, à cette curieuse absence de mufle, à leur chanfrein busqué comme celui du mouton et à leur queue très courte: l'ensemble de cette structure leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d' «ovibos», mot composé qui rappelle les deux natures d'animaux dont ils tiennent.