Jules Verne

Le sol y montrait une véritable envie de se fertiliser; avec quelques pouces de terre végétale, il n'eût pas demandé mieux que de produire. Le docteur fit observer ces tendances manifestes.

«Voyez, dit-il, quelques colons entreprenants ne pourraient-ils, à la rigueur, s'établir dans cette ravine? Avec de l'industrie et de la persévérance, ils en feraient tout autre chose, non pas les campagnes des zones tempérées, je ne dis pas cela, mais enfin un pays présentable. Eh! si je ne me trompe, voilà même quelques habitants à quatre pattes! Les gaillards connaissent les bons endroits.

--Ma foi, ce sont des lièvres polaires, s'écria Altamont, en armant son fusil.

--Attendez, s'écria le docteur, attendez, chasseur enragé! Ces pauvres animaux ne songent guère à fuir! Voyons, laissez-les faire; ils viennent à nous!»

En effet, trois ou quatre jeunes lièvres, gambadant parmi les petites bruyères et les mousses nouvelles, s'avançaient vers ces trois hommes, dont ils ne paraissaient pas redouter la présence; ils accouraient avec de jolis airs naïfs, qui ne parvenaient guère à désarmer Altamont.

Bientôt, ils furent entre les jambes du docteur, et celui-ci les caressa de la main en disant:

«Pourquoi des coups de fusil à qui vient chercher des caresses? La mort de ces petites bêtes nous est bien inutile.

--Vous avez raison, docteur, répondit Hatteras; il faut leur laisser la vie.

--Et à ces ptarmigans qui volent vers nous! s'écria Altamont, à ces chevaliers qui s'avancent gravement sur leurs longues échasses!»

Toute une gent emplumée venait au-devant des chasseurs, ne soupçonnant pas ce péril que la présence du docteur venait de conjurer. Duk lui-même, se contenant, demeurait en admiration.

C'était un spectacle curieux et touchant que celui de ces jolis animaux qui couraient, bondissaient et voltigeaient sans défiance; ils se posaient sur les épaules du bon Clawbonny; ils se couchaient à ses pieds; ils s'offraient d'eux-mêmes à ces caresses inaccoutumées; ils semblaient faire de leur mieux pour recevoir chez eux ces hôtes inconnus; les oiseaux nombreux, poussant de joyeux cris, s'appelaient l'un l'autre, et il en venait des divers points de la ravine; le docteur ressemblait à un charmeur véritable. Les chasseurs continuèrent leur chemin en remontant les berges humides du ruisseau, suivis par cette bande familière, et, à un tournant du vallon, ils aperçurent un troupeau de huit ou dix rennes qui broutaient quelques lichens à demi enterrés sous la neige, animaux charmants à voir, gracieux et tranquilles, avec ces andouillers dentelés que la femelle portait aussi fièrement que le mâle; leur pelage, d'apparence laineuse, abandonnait déjà la blancheur hivernale pour la couleur brune et grisâtre de l'été; ils ne paraissaient ni plus effrayés ni moins apprivoisés que les lièvres ou les oiseaux de cette contrée paisible. Telles durent être les relations du premier homme avec les premiers animaux, au jeune âge du monde.

Les chasseurs arrivèrent au milieu du troupeau sans que celui-ci eût fait un pas pour fuir; cette fois, le docteur eut beaucoup de peine à contenir les instincts d'Altamont; l'Américain ne pouvait voir tranquillement ce magnifique gibier sans qu'une ivresse de sang lui montât au cerveau. Hatteras regardait d'un air ému ces douces bêtes, qui venaient frotter leurs naseaux sur les vêtements du docteur, l'ami de tous les êtres animés.

«Mais enfin, disait Altamont, est-ce que nous ne sommes pas venus pour chasser?

--Pour chasser le boeuf musqué, répondait Clawbonny, et pas autre chose! Nous ne saurions que faire de ce gibier; nos provisions sont suffisantes; laissez-nous donc jouir de ce spectacle touchant de l'homme se mêlant aux ébats de ces paisibles animaux et ne leur inspirant aucune crainte.

--Cela prouve qu'ils ne l'ont jamais vu, dit Hatteras.

--Évidemment, répondit le docteur, et de cette observation on peut tirer la remarque suivante: c'est que ces animaux ne sont pas d'origine américaine.

--Et pourquoi cela? dit Altamont.

--S'ils étaient nés sur les terres de l'Amérique septentrionale, ils sauraient ce qu'on doit penser de ce mammifère bipède et bimane qu'on appelle l'homme, et, à notre vue, ils n'auraient pas manqué de s'enfuir! Non, il est probable qu'ils sont venus du nord, qu'ils sont originaires de ces contrées inconnues de l'Asie dont nos semblables ne se sont jamais approchés, et qu'ils ont traversé les continents voisins du pôle.