Alors, et c'est ici que j'appelle votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les malades et les infirmes de l'_Investigator_, quitta la baie de la Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de là, après un voyage de quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin, l'île de Beechey, et quelques jours après, avec douze de ses hommes, il prit passage à bord du _Phénix_.
--Où je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et nous revînmes en Angleterre.
--Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait à Londres, après avoir franchi tout l'espace compris entre le détroit de Behring et le cap Farewell.
--Eh bien, fit Hatteras, être arrivé d'un côté, être sorti par l'autre, cela s'appelle-t-il «avoir passé?»
--Oui, répondit Altamont, mais en franchissant quatre cent soixante-dix milles sur les glaces.
--Eh! qu'importe?
--Tout est là, répondit l'Américain. Le navire de Mac Clure a-t-il fait la traversée, lui?
--Non, répondit le docteur, car, après un quatrième hivernage, Mac Clure dut l'abandonner au milieu des glaces.
--Eh bien, dans un voyage maritime, c'est au vaisseau et non à l'homme de passer. Si jamais la traversée du nord-ouest doit devenir praticable, c'est à des navires et non à des traîneaux. Il faut donc que le navire accomplisse le voyage, ou à défaut du navire, la chaloupe.
--La chaloupe! s'écria Hatteras, qui vit une intention évidente dans ces paroles de l'Américain.
--Altamont, se hâta de dire le docteur, vous faites une distinction puérile, et, à cet égard, nous vous donnons tous tort.
--Cela ne vous est pas difficile, messieurs, répondit l'Américain, vous êtes quatre contre un. Mais cela ne m'empêchera pas de garder mon avis.
--Gardez-le donc, s'écria Hatteras, et si bien, qu'on ne l'entende plus.
--Et de quel droit me parlez-vous ainsi? reprit l'Américain en fureur.
---De mon droit de capitaine! répondit Hatteras avec colère.
--Suis-je donc sous vos ordres? riposta Altamont.
--Sans aucun doute! et malheur à vous, si...»
Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il était temps; les deux ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le coeur bien gros.
Cependant, après quelques paroles de conciliation, Altamont alla se coucher en sifflant l'air national du _Yankee Doodle_, et, dormant ou non, il ne dit pas un seul mot.
Hatteras sortit de la tente et se promena à grands pas au-dehors; il ne rentra qu'une heure après, et se coucha sans avoir prononcé une parole.
CHAPITRE XVI
L'ARCADIE BORÉALE
Le 29 mai, pour la première fois, le soleil ne se coucha pas; son disque vint raser le bord de l'horizon, l'effleura à peine et se releva aussitôt; on entrait dans la période des jours de vingt-quatre heures. Le lendemain, l'astre radieux parut entouré d'un halo magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme; l'apparition très fréquente de ces phénomènes attirait toujours l'attention du docteur; il n'oubliait jamais d'en noter la date, les dimensions et l'apparence; celui qu'il observa ce jour-là présentait, par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues.
Bientôt toute la gent criarde des oiseaux reparut; des bandes d'outardes, clés troupes d'oies du Canada, venant des contrées lointaines de la Floride ou de l'Arkansas, filaient vers le nord avec une étonnante rapidité et ramenaient le printemps sous leursailes. Le docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues précoces et même une cigogne solitaire.
Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l'action du soleil; l'eau salée, répandue sur l'ice-field par les crevasses et les trous de phoque, en hâtait la décomposition; mélangée à l'eau de mer, la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs arctiques donnent le nom de «slush». De larges mares s'établissaient sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait pousser comme une production du printemps boréal.
Le docteur reprit alors ses plantations: les graines ne lui manquaient pas; d'ailleurs il fut surpris de voir une sorte d'oseille poindre naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester.