Il sema du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient déjà près de dix lignes de longueur.
Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites fleurs d'un rosé incertain et presque décoloré, d'un rose dans lequel une main inhabile eût mis trop d'eau. En somme, la flore de la Nouvelle-Amérique laissait à désirer; cependant cette rare et craintive végétation faisait plaisir à voir; c'était tout ce que pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de la Providence, qui n'avait pas complètement oublié ces contrées lointaines.
Enfin, il se mit à faire véritablement chaud; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+ 14°centigrades); il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l'évidence; le pays se transformait; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L'air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins, et 4les craquements de l'ice-field produisaient un fracas assourdissant.
On fit une excursion jusqu'à l'île Johnson; ce n'était réellement qu'un îlot sans importance, aride et désert; mais le vieux maître d'équipage ne fut pas moins enchanté d'avoir donné son nom à ces quelques rochers perdus en mer. Il voulut même le graver sur un roc élevé, et pensa se rompre le cou.
Hatteras, pendant ces promenades, avait soigneusement reconnu les terres jusqu'au-delà du cap Washington; la fonte des neiges modifiait sensiblement la contrée; des ravins et des coteaux apparaissaient là où le vaste tapis blanc de l'hiver semblait recouvrir des plaines uniformes.
La maison et les magasins menaçaient de se dissoudre, et il fallait souvent les remettre en bon état; heureusement les températures de cinquante-sept degrés sont rares sous ces latitudes, et leur moyenne est à peine supérieure au point de congélation.
Vers le 15 du mois de juin, la chaloupe était déjà fort avancée et prenait bonne tournure. Tandis que Bell et Johnson travaillaient à sa construction, quelques grandes chasses furent tentées qui réussirent bien. On parvint à tuer des rennes; ces animaux sont très difficiles à approcher; cependant Altamont mit à profit la méthode des Indiens de son pays; il rampa sur le sol en disposant son fusil et ses bras de manière à figurer les cornes de l'un de ces timides quadrupèdes, et de cette façon, arrivé à bonne portée, il put les frapper à coup sûr.
Mais le gibier par excellence, le boeuf musqué, dont Parry trouva de nombreux troupeaux à l'île Melville, ne paraissait pas hanter les rivages de la baie Victoria. Une excursion lointaine fut donc résolue, autant pour chasser ce précieux animal que pour reconnaître les terres orientales. Hatteras ne se proposait pas de remonter au pôle par cette partie du continent, mais le docteur n'était pas fâché de prendre une idée générale du pays. On se décida donc à faire une pointe dans l'est du Fort-Providence. Altamont comptait chasser. Duk fut naturellement de la partie.
Donc, le lundi 17 juin, par un joli temps, le thermomètre marquant quarante et un degrés (+ 5° centigrades) dans une atmosphère tranquille et pure, les trois chasseurs, armés chacun d'un fusil à deux coups, de la hachette, clu couteau à neige, et suivis de Duk, quittèrent Doctor's-House à six heures du matin; ils étaient équipés pour une excursion qui pouvait durer deux ou trois jours; ils emportaient des provisions en conséquence.
A huit heures du matin, Hatteras et ses deux compagnons avaient franchi une distance de sept milles environ. Pas un être vivant n'était encore venu solliciter un coup de fusil de leur part, et leur chasse menaçait de tourner à l'excursion.
Ce pays nouveau offrait de vastes plaines qui se perdaient au-delà des limites du regard; des ruisseaux nés d'hier les sillonnaient en grand nombre, et de vastes mares, immobiles comme des étangs, miroitaient sous l'oblique éclat du soleil.