Jules Verne

Ce fut un véritable changement à vue; il se produisit dans la nuit du 11 au 12 mai. Et quand Bell, le matin, mit le nez au-dehors par cette gelée foudroyante, il faillit l'y laisser.

«Oh! nature boréale, s'écria le docteur un peu désappointé, voilà bien de tes coups! Allons! j'en serai quitte pour recommencer mes semis.»

Hatteras prenait la chose moins philosophiquement, tant il avait hâte de reprendre ses recherches. Mais il fallait se résigner.

«En avons-nous pour longtemps de cette température? demanda Johnson.

--Non, mon ami, non, répondit Clawbonny; c'est le dernier coup de patte du froid! vous comprenez bien qu'il est ici chez lui, et on ne peut guère le chasser sans qu'il résiste.

--Il se défend bien, répliqua Bell en se frottant le visage.

--Oui! mais j'aurais dû m'y attendre, répliqua le docteur, et ne pas sacrifier mes graines comme un ignorant, d'autant plus que je pouvais, à la rigueur, les faire pousser près des fourneaux à la cuisine.

--Comment, dit Altamont, vous deviez prévoir ce changement de température?

--Sans doute, et sans être sorcier! Il fallait mettre mes semis sous la protection immédiate de saint Mamert, de saint Pancrace et de saint Servais, dont la fête tombe les 11, 12 et 13 de ce mois.

--Par exemple, docteur, s'écria Altamont, vous allez me dire quelle influence les trois saints en question peuvent avoir sur la température?

--Une très grande, si l'on en croit les horticulteurs, qui les appellent «les trois saints de glace.»

--Et pourquoi cela, je vous prie?

--Parce que généralement il se produit un froid périodique dans le mois de mai, et que ce plus grand abaissement de température a lieu du 11 au 13 de ce mois. C'est un fait, voilà tout.

--Il est curieux, mais l'explique-t-on? demanda l'Américain.

--Oui, de deux manières: ou par l'interposition d'une grande quantité d'astéroïdes[1] à cette époque de l'année entre la terre et le soleil, ou simplement par la dissolution des neiges qui, en fondant, absorbent nécessairement une très grande quantité de chaleur. Ces deux causes sont plausibles; faut-il les admettre absolument? Je l'ignore; mais, si je ne suis pas certain de la valeur de l'explication, j'aurais dû l'être de l'authenticité du fait, ne point l'oublier, et ne pas compromettre mes plantations.»

[1] Étoiles filantes, probablement les débris d'une grande planète.

Le docteur disait vrai. Soit par une raison, soit par une autre, le froid fut très intense pendant le reste du mois de mai; les chasses durent être interrompues, non pas tant par la rigueur de la température que par l'absence complète du gibier; heureusement, la réserve de viande fraîche n'était pas encore épuisée, à beaucoup près.

Les hiverneurs se retrouvèrent donc condamnés à une nouvelle inactivité; pendant quinze jours, du 11 au 25 mai, leur existence monotone ne fut marquée que par un seul incident, une maladie grave, une angine couenneuse, qui vint frapper le charpentier inopinément; à ses amygdales fortement tuméfiées et à la fausse membrane qui les tapissait, le docteur ne put se méprendre sur la nature de ce terrible mal; mais il se trouvait là dans son élément, et la maladie, qui n'avait pas compté sur lui sans doute, fut rapidement détournée. Le traitement suivi par Bell fut très simple, et la pharmacie n'était pas loin; le docteur se contenta de mettre quelques petits morceaux de glace dans la bouche du malade; en quelques heures, la tuméfaction commença à diminuer, et la fausse membrane disparut. Vingt-quatre heures plus tard, Bell était sur pied.

Comme on s'émerveillait de la médication du docteur:

«C'est ici le pays des angines, répondit-il; il faut bien que le remède soit auprès du mal.

--Le remède et surtout le médecin», ajouta Johnson, dans l'esprit duquel le docteur prenait des proportions pyramidales.

Pendant ces nouveaux loisirs, celui-ci résolut d'avoir avec le capitaine une conversation importante: il s'agissait de faire revenir Hatteras sur cette idée de reprendre la route du nord sans emporter une chaloupe, un canot quelconque, un morceau de bois, enfin de quoi franchir les bras de mer ou les détroits.