Le capitaine, si absolu dans ses idées, s'était formellement prononcé contre l'emploi d'une embarcation faite des débris du navire américain.
Le docteur ne savait trop comment entrer en matière, et cependant il importait que ce point fût promptement décidé, car le mois de juin amènerait bientôt l'époque des grandes excursions. Enfin, après avoir longtemps réfléchi, il prit un jour Hatteras à part, et, avec son air de douce bonté, il lui dit:
«Hatteras, me crovez-vous votre ami?
--Certes, répondit le capitaine avec vivacité, le meilleur, et même le seul.
--Si je vous donne un conseil, reprit le docteur, un conseil que vous ne me demandez pas, le regarderez-vous comme désintéressé?
--Oui, car je sais que l'intérêt personnel ne vous a jamais guidé; mais où voulez-vous en venir?
--Attendez, Hatteras, j'ai encore une demande à vous faire. Me croyez-vous un bon Anglais, comme vous, et ambitieux de gloire pour mon pays?»
Hatteras fixa le docteur d'un oeil surpris.
«Oui, répondit-il, en l'interrogeant du regard sur le but de sa demande.
--Vous voulez arriver au pôle nord, reprit le docteur; je conçois votre ambition, je la partage; mais, pour parvenir à ce but, il faut faire le nécessaire.
--Eh bien, jusqu'ici, n'ai-je pas tout sacrifié pour réussir?
--Non, Hatteras, vous n'avez pas sacrifié vos répulsions personnelles, et en ce moment je vous vois prêt à refuser les moyens indispensables pour atteindre le pôle.
--Ah! répondit Hatteras, vous voulez parler de cette chaloupe, de cet homme...
--Voyons, Hatteras, raisonnons sans passion, froidement, et examinons cette question sous toutes ses faces. La côte sur laquelle nous venons d'hiverner peut être interrompue; rien ne nous prouve qu'elle se prolonge pendant six degrés au nord; si les renseignements qui vous ont amené jusqu'ici se justifient, nous devons, pendant le mois d'été, trouver une vaste étendue de mer libre. Or, en présence de l'océan Arctique, dégagé de glace et propice à une navigation facile, comment ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent?»
Hatteras ne répondit pas.
«Voulez-vous donc vous trouver à quelques milles du pôle Nord sans pouvoir y parvenir?
Hatteras avait laissé retomber sa tête dans ses mains.
«Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question à son point de vue moral. Je conçois qu'un Anglais sacrifie sa fortune et son existence pour donner à l'Angleterre une gloire de plus! Mais parce qu'un canot fait de quelques planches arrachées à un navire américain, à un bâtiment naufragé et sans valeur, aura touché la côte nouvelle ou parcouru l'océan inconnu, cela pourra-t-il réduire l'honneur de la découverte? Est-ce que si vous aviez rencontré vous-même, sur cette plage, la coque d'un navire abandonné, vous auriez hésité à vous en servir? N'est-ce pas au chef seul de l'expédition qu'appartient le bénéfice de la réussite? Et je vous demande si cette chaloupe, construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille jusqu'au plat-bord?»
Hatteras se taisait encore.
«Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n'est pas la chaloupe qui vous tient au coeur, c'est l'homme.
--Oui, docteur, oui, répondit le capitaine, cet Américain, je le hais de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalité a jeté sur mon chemin...
--Pour vous sauver!
--Pour me perdre! Il me semble qu'il me nargue, qu'il parle en maître ici, qu'il s'imagine tenir ma destinée entre ses mains et qu'il a deviné mes projets. Ne s'est-il pas dévoilé tout entier quand il s'est agi de nommer ces terres nouvelles? A-t-il jamais avoué ce qu'il était venu faire sous ces latitudes? Vous ne m'ôterez pas de l'esprit une idée qui me tue: c'est que cet homme est le chef d'une expédition de découverte envoyée par le gouvernement de l'Union.
--Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expédition cherchait à gagner le pôle? L'Amérique ne peut-elle pas tenter, comme l'Angleterre, le passage du nord-ouest? En tout cas, Altamont ignore absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous n'en avons dit un seul moi devant lui.