Jules Verne

«Merci! Bell, dit le docteur, et à charge de revanche.

--J'y compte, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier, et plût au ciel que nous n'eussions jamais de plus grands malheurs à redouter!

--Hélas, Bell! reprit le docteur, vous faites allusion à Simpson; le pauvre garçon est en proie à de terribles souffrances.

--Craignez-vous pour lui? demanda vivement Hatteras

--Oui, capitaine, reprit le docteur.

--Et que craignez-vous?

--Une violente attaque de scorbut; ses jambes enflent déjà et ses gencives se prennent; le malheureux est là, couché sous les couvertures du traîneau, à demi gelé, et les chocs ravivent à chaque instant ses douleurs; je le plains, Hatteras, et je ne puis rien pour le soulager!

--Pauvre Simpson! murmura Bell.

--Peut-être faudrait-il nous arrêter un jour ou deux, reprit le docteur.

--S'arrêter! s'écria Hatteras, quand la vie de dix-huit hommes tient à notre retour!

--Cependant... fit le docteur.

--Clawbonny, Bell, écoutez-moi, reprit Hatteras; il ne nous reste pas pour vingt jours de vivres! Voyez si nous pouvons perdre un instant!»

Ni le docteur, ni Bell, ne répondirent un seul mot, et le traîneau reprit sa marche un moment interrompue.

Le soir, on s'arrêta au pied d'un monticule de glace dans lequel Bell tailla promptement une caverne; les voyageurs s'y réfugièrent; le docteur passa la nuit à soigner Simpson; le scorbut exerçait déjà sur le malheureux ses affreux ravages, et les souffrances amenaient une plainte continuelle sur ses lèvres tuméfiées.

«Ah! monsieur Clawbonny!

--Du courage, mon garçon! disait le docteur.

--Je n'en reviendrai pas! je le sens! je n'en puis plus! j'aime mieux mourir!»

A ces paroles désespérées, le docteur répondait par des soins incessants; quoique brisé lui-même des fatigues du jour, il employait la nuit à composer quelque potion calmante pour le malade; mais déjà le lime-juice restait sans action, et les frictions n'empêchaient pas le scorbut de s'étendre peu à peu.

Le lendemain, il fallait replacer cet infortuné sur le traîneau, quoiqu'il demandât à rester seul, abandonné, et qu'on le laissât mourir en paix; puis on reprenait cette marche effroyable au milieu de difficultés sans cesse accumulées.

Les brumes glacées pénétraient ces trois hommes jusqu'aux os; la neige, le grésil, leur fouettaient le visage; ils faisaient le métier de bête de somme, et n'avaient plus une nourriture suffisante.

Duk, semblable à son maître, allait et venait, bravant les fatigues, toujours alerte, découvrant de lui-même la meilleure route à suivre; on s'en remettait à son merveilleux instinct.

Pendant la matinée du 23 janvier, au milieu d'une obscurité presque complète, car la lune était nouvelle Duk avait pris les devants; durant plusieurs heures on le perdit de vue; l'inquiétude prit Hatteras, d'autant plus que de nombreuses traces d'ours sillonnaient le sol; il ne savait trop quel parti prendre, quand des aboiements se firent entendre avec force.

Hatteras hâta la marche du traîneau, et bientôt il rejoignit le fidèle animal au fond d'une ravine.

Duk, en arrêt, immobile comme s'il eût été pétrifié, aboyait devant une sorte de cairn, fait de quelques pierres à chaux recouvertes d'un ciment de glace.

«Cette fois, dit le docteur en détachant ses courroies, c'est un cairn, il n'y a pas à s'y tromper.

--Que nous importe? répondit Hatteras.

--Hatteras, si c'est un cairn, il peut contenir un document précieux pour nous; il renferme peut-être un dépôt de provisions, et cela vaut la peine d'y regarder.

--Et quel Européen aurait poussé jusqu'ici? fit Hatteras en haussant les épaules.

--Mais à défaut d'Européens, répliqua le docteur, les Esquimaux n'ont-ils pu faire une cache en cet endroit, et y déposer les produits de leur pêche ou de leur chasse? c'est assez leur habitude, ce me semble,

--Eh bien! voyez, Clawbonny, répondit Hatteras; mais je crains bien que vous n'en soyez pour vos peines.»

Clawbonny et Bell, armés de pioches, se dirigèrent vers le cairn. Duk continuait d'aboyer avec fureur.