Jules Verne

Les pierres à chaux étaient fortement cimentées par la glace; mais quelques coups ne tardèrent pas à les éparpiller sur le sol.

«Il y a évidemment quelque chose, dit le docteur.

--Je le crois,» répondit Bell.

Ils démolirent le cairn avec rapidité. Bientôt une cachette fut découverte; dans cette cachette se trouvait un papier tout humide. Le docteur s'en empara, le coeur palpitant. Hatteras accourut, prit le document et lut:

«Altam..., _Porpoise_, 13 déc... 1860, 12..° long... «8..°35' lat...»

«_Le Porpoise_, dit le docteur.

--_Le Porpoise_, répéta Hatteras! Je ne connais pas de navire de ce nom à fréquenter ces mers.

--Il est évident, reprit le docteur, que des navigateurs, des naufragés peut-être, ont passé là depuis moins de deux mois.

--Cela est certain, répondit Bell,

--Qu'allons-nous faire? demanda le docteur.

--Continuer notre route, répondit froidement Hatteras. Je ne sais ce qu'est ce navire _le Porpoise_, mais je sais que le brick _le Forward_ attend notre retour.

CHAPITRE XXXI

LA MORT DE SIMPSON.

Le voyage fut repris; l'esprit de chacun s'emplissait d'idëes nouvelles et inattendues, car une rencontre dans ces terres boréales est l'événement le plus grave qui puisse se produire. Hatteras fronçait le sourcil avec inquiétude.

«_Le Porpoise!_ se demandait-il; qu'est-ce que ce navire? Et que vient-il faire si près du pôle?»

A cette pensée, un frisson le prenait en dépit de la température. Le docteur et Bell, eux, ne songeaient qu'aux deux résultats que pouvait amener la découverte de ce document: sauver leurs semblables ou être sauvés par eux.

Mais les difficultés, les obstacles, les fatigues revinrent bientôt, et ils ne durent songer qu'à leur propre situation, si dangereuse alors.

La situation de Simpson empirait; les symptômes d'une mort prochaine ne purent être méconnus par le docteur. Celui-ci n'y pouvait rien; il souffrait cruellement lui-même d'une ophthalmie douloureuse qui pouvait aller jusqu'à la cécité, s'il n'y prenait garde. Le crépuscule donnait alors une quantité suffisante de lumière, et cette lumière, réfléchie par les neiges, brûlait les yeux; il était difficile de se protéger contre cette réflexion, car les verres des lunettes, se couvrant d'une croûte glacée, devenaient opaques et interceptaient la vue. Or, il fallait veiller avec soin aux moindres accidents de la route et les relever du plus loin possible; force était donc de braver les dangers de l'ophthalmie; cependant le docteur et Bell, se couvrant les yeux, laissaient tour à tour à chacun d'eux le soin de diriger le traîneau.

Celui-ci glissait mal sur ses châssis usés; le tirage devenait de plus en plus pénible; les difficultés du terrain ne diminuaient pas; on avait affaire à un continent de nature volcanique, hérissé et sillonné de crêtes vives; les voyageurs avaient dû, peu à peu, s'élever à une hauteur de quinze cents pieds pour franchir le sommet des montagnes. La température était là plus âpre; les rafales et les tourbillons s'y déchaînaient avec une violence sans égale, et c'était un triste spectacle que celui de ces infortunés se traînant sur ces cimes désolées.

Ils étaient pris aussi du mal de la blancheur; cet éclat uniforme écoeurait; il enivrait, il donnait le vertige; le sol semblait manquer et n'offrir aucun point fixe sur cette immense nappe blanche; le gentiment éprouvé était celui du roulis, pendant lequel le pont du navire fuit sous le pied du marin; les voyageurs ne pouvaient s'habituer à cet effet, et la continuité de cette sensation leur portait à la tête. La torpeur s'emparait de leurs membres, la somnolence de leur esprit, et souvent ils marchaient comme des hommes à peu près endormis; alors un chaos, un heurt inattendu, une chute même, les tirait de cette inertie, qui les reprenait quelques instants plus tard.

Le 25 janvier, ils commencèrent à descendre des pentes abruptes; leurs fatigues s'accrurent encore sur ces déclivités glacées; un faux pas, bien difficile à éviter, pouvait les précipiter dans des ravins profonds, et, là, ils eussent été perdus sans ressource.