Jules Verne

Pendant ces heures inoccupées, le docteur mettait en ordre les notes de voyage, dont ce récit est la reproduction fidèle; il n'était jamais désoeuvré, et son égalité d'humeur ne changeait pas. Seulement il vit venir avec satisfaction la fin de la tempête, et se disposa à reprendre ses chasses accoutumées.

Le 3 novembre, à six heures du matin, et par une température de cinq degrés au-dessous de zéro (-21° centig.), il partit en compagnie de Johnson et de Bell; les plaines de glace étaient unies; la neige, répandue en grande abondance pendant les jours précédents et solidifiée par la gelée, offrait un terrain assez propice à la marche; un froid sec et piquant se glissait dans l'atmosphère; la lune brillait avec une incomparable pureté, et produisait un jeu de lumière étonnant sur les moindres aspérités du champ; les traces de pas s'éclairaient sur leurs bords et laissaient comme une traînée lumineuse par le chemin des chasseurs, dont les grandes ombres s'allongeaient sur la glace avec une surprenante netteté.

Le docteur avait emmené son ami Duk avec lui; il le préférait pour chasser le gibier aux chiens groënlandais, et cela avec raison; ces derniers sont peu utiles en semblable circonstance, et ne paraissent pas avoir le feu sacré de la race des zones tempérées. Duk courait en flairant la route, et tombait souvent en arrêt sur des traces d'ours encore fraîches. Cependant, en dépit de son habileté, les chasseurs n'avaient pas rencontré même un lièvre, au bout de deux heures de marche.

«Est-ce que le gibier aurait senti le besoin d'émigrer vers le sud? dit le docteur en faisant halte au pied d'un hummock.

--On le croirait, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier.

--Je ne le pense pas pour mon compte, répondit Johnson; les lièvres, les renards et les ours sont faits à ces climats; suivant moi, la dernière tempête doit avoir causé leur disparition; mais avec les vents du sud, ils ne tarderont pas à revenir. Ah! si vous me parliez de rennes ou de boeufs musqués, ce serait autre chose.

--Et cependant, à l'île Melville, on trouve ces animaux-là par troupes nombreuses, reprit le docteur; elle est située plus au sud, il est vrai, et pendant ses hivernages, Parry a toujours eu de ce magnifique gibier à discrétion.

--Nous sommes moins bien partagés, répondit Bell; si nous pouvions seulement nous approvisionner de viande d'ours, il ne faudrait pas nous plaindre.

--Voilà précisément la difficulté, répliqua le docteur; c'est que les ours me paraissent fort rares et très-sauvages; ils ne sont pas encore assez civilisés pour venir au-devant d'un coup de fusil.

--Bell parle de la chair de l'ours, reprit Johnson; mais la graisse de cet animal est plus enviable en ce moment que sa chair et sa fourrure.

--Tu as raison, Johnson, répondit Bell; tu penses toujours au combustible?

--Comment n'y pas penser? même en le ménageant avec la plus sévère économie, il ne nous en reste pas pour trois semaines!

--Oui, reprit le docteur, là est le véritable danger, car nous ne sommes qu'au commencement de novembre, et février est le mois le plus froid de l'année. dans la zone glaciale; toutefois, à défaut de graisse d'ours, nous pouvons compter sur la graisse de phoques.

--Pas longtemps, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, ces animaux-là ne tarderont pas à nous abandonner; raison de froid ou d'effroi, ils ne se montreront bientôt plus à la surface des glaçons.

--Alors, reprit le docteur, je vois qu'il faut absolument se rabattre sur les ours, et, je l'avoue, c'est bien l'animal le plus utile de ces contrées, car, à lui seul, il peut fournir la nourriture, les vêtements, la lumière et le combustible nécessaires à l'homme. Entends-tu, Duk, fit le docteur en caressant le chien, il nous faut des ours, mon ami; cherche! voyons, cherche!»

Duk, qui flairait la glace en ce moment, excité par la voix et les caresses du docteur, partit tout d'un coup avec la rapidité d'un trait. Il aboyait avec vigueur, et malgré son éloignement, ses aboiements arrivaient avec force jusqu'aux chasseurs.