Dès que le soleil a dépassé l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire le 23 septembre, on peut dire que l'hiver commence dans les régions arctiques. Cet astre bienfaisant, après avoir peu à peu descendu au dessous de l'horizon, disparut enfin le 23 octobre, effleurant de ses obliques rayons la crête des montagnes glacées. Le docteur lui lança le dernier adieu du savant et du voyageur. îl ne devait plus le revoir avant le mois de février.
Il ne faut pourtant pas croire que l'obscurité soit complète pendant cette longue absence du soleil; la lune vient chaque mois le remplacer de son mieux; il y a encore la scintillation très-claire des étoiles, l'éclat des planètes, de fréquentes aurores boréales, et des réfractions particulières aux horizons blancs de neige; d'ailleurs, le soleil, au moment de sa plus grande déclinaison australe, le 21 décembre, s'approche encore de treize degrés de l'horizon polaire; il règne donc, chaque jour, un certain crépuscule de quelques heures. Seulement le brouillard et les tourbillons de neige venaient souvent plonger ces froides régions dans la plus complète obscurité.
Cependant, jusqu'à cette époque, le temps fut assez favorable; les perdrix et les lièvres seuls purent s'en plaindre, car les chasseurs ne leur laissaient pas un moment de repos; on disposa plusieurs trappes à renard; mais ces animaux soupçonneux ne s'y laissèrent pas prendre; plusieurs fois même, ils grattèrent la neige au-dessous de la trappe, et s'emparèrent de l'appât sans courir aucun risque; le docteur les donnait au diable, fort peiné toutefois de lui faire un semblable cadeau.
Le 25 octobre, le thermomètre ne marqua plus que quatre degrés au-dessous de zéro (-20° centig.). Un ouragan d'une violence extrême se déchaîna; une neige épaisse s'empara de l'atmosphère, ne permettant plus à un rayon de lumière d'arriver au _Forward_. Pendant plusieurs heures, on fut inquiet du sort de Bell et de Simpson, que la chasse avait entraînés au loin; ils ne regagnèrent le bord que le lendemain, après être restés une journée entière couchés dans leur peau de daim, tandis que l'ouragan balayait l'espace au-dessus d'eux, et les ensevelissait sous cinq pieds de neige. Ils faillirent être gelés, et le docteur eut beaucoup de peine à rétablir en eux la circulation du sang.
La tempête dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journée, des variations de quinze et vingt degrés dans la température.
Pendant ces loisirs forcés, chacun vivait à part, les uns dormant, les autres fumant, certains s'entretenant à voix basse et s'interrompant à l'approche de Johnson ou du docteur; il n'existait aucune liaison morale entre les hommes de cet équipage; ils ne se réunissaient qu'à la prière du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de la Bible et de l'office divin.
Clifton s'était parfaitement rendu compte que, le soixante-dix-huitième parallèle franchi, sa part de prime s'élevait à trois cent soixante-quinze livres[1]; il trouvait la somme ronde, et son ambition n'allait pas au delà. On partageait volontiers son opinion, et l'on songeait à jouir de cette fortune acquise au prix de tant de fatigues.
[1] 9,375 francs.
Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux chasses, ni aux promenades. Il ne s'intéressait aucunement aux phénomènes météorologiques qui faisaient l'admiration du docteur. Il vivait avec une seule idée; elle se résumait en trois mots: le pôle nord. Il ne songeait qu'au moment ou le Forward, libre enfin, reprendrait sa course aventureuse.
En somme, le sentiment général du bord, c'était la tristesse. Rien d'écoeurant en effet comme la vue de ce navire captif, qui ne repose, plus dans son élément naturel, dont les formes sont altérées sous ces épaisses couches de glace; il ne ressemble à rien: fait pour le mouvement, il ne peut bouger; on le métamorphose en maison de bois, en magasin, en demeure sédentaire, lui qui sait braver le vent et les orages! Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les coeurs un indéfinissable sentiment d'inquiétude et de regret.