Jules Verne

Une nuit calme, et tout était glacé.

Or, _le Forward_ ne pouvait hiverner dans la situation actuelle, exposé aux vents, aux ice-bergs, à la dérive du canal; un abri sûr est la première chose à trouver; Hatteras espérait gagner la côte du Nouveau-Cornouailles, et rencontrer, au delà de la pointe Albert, une baie de refuge suffisamment couverte. Il poursuivit donc sa route au nord avec persévérance.

Mais, le 8 septembre, une banquise continue, impénétrable, infranchissable, s'interposa entre le nord et lui; la température s'abaissa à dix degrés (-12° centig.). Hatteras, le coeur inquiet, chercha vainement un passage, risquant cent fois son navire, et se tirant de pas dangereux par des prodiges d'habileté. On pouvait le taxer d'imprudence, d'irréflexion, de folie, d'aveuglement, mais pour bon marin, il l'était, et parmi les meilleurs!

La situation du _Forward_ devint véritablement périlleuse; en effet, la mer se refermait derrière lui, et dans l'espace de quelques heures, la glace acquérait une dureté telle que les hommes couraient dessus et halaient le navire en toute sécurité.

Hatteras, ne pouvant tourner l'obstacle, résolut de l'attaquer de front; il employa ses plus forts blasting-cylinders, de huit à dix livres de poudre; on commençait par trouer la glace dans son épaisseur; on remplissait le trou de neige, après avoir eu soin de placer le cylindre dans une position horizontale, afin qu'une plus grande partie de glace fût soumise à l'explosion; alors on allumait la mèche, protégée par un tube de gutta-percha.

On travailla donc à briser la banquise; on ne pouvait la scier, car les sciures se recollaient immédiatement. Toutefois, Hatteras put espérer passer le lendemain.

Mais, pendant la nuit, le vent fit rage; la mer se souleva sous sa croûte glacée, comme secouée par quelque commotion sous-marine, et la voix terrifiée du pilote laissa tomber ces mots:

«Veille à l'arrière! veille à l'arrière!»

Hatteras porta ses regards vers la direction indiquée, et ce qu'il vit à la faveur du crépuscule était effrayant.

Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire avec la rapidité d'une avalanche.

«Tout le monde sur le pont!» s'écria le capitaine.

Cette montagne roulante n'était plus qu'à un demi-mille à peine; les glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se culbutaient, comme d'énormes grains de sable emportés par un ouragan formidable; un bruit terrible agitait l'atmosphère.

«Voilà, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l'un des plus grands dangers dont nous ayons été menacés.

--Oui, répondit tranquillement le docteur, c'est assez effrayant

--Un véritable assaut qu'il nous faudra repousser, reprit le maître d'équipage.

--En effet on dirait une troupe immense d'animaux antédiluviens, de ceux que l'on suppose avoir habité le pôle! Ils se pressent! Ils se hâtent à qui arrivera le plus vite.

--Et, ajouta Johnson, il y en a qui sont armés de lances aiguës dont je vous engage à vous défier, monsieur Clawbonny.

--C'est un véritable siège, s'écria le docteur; eh bien! courons sur les remparts.»

Et il se précipita vers l'arrière, où l'équipage armé de perches, de barres de fer, d'anspects, se préparait à repousser cet assaut formidable.

L'avalanche arrivait et gagnait de hauteur, en s'accroissant des glaces environnantes qu'elle entraînait dans son tourbillon; d'après les ordres d'Hatteras, le canon de l'avant tirait à boulets pour rompre cette ligne menaçante. Mais elle arriva et se jeta sur le brick; un craquement se fit entendre, et, comme il fut abordé par la hanche de tribord, une partie de son bastingage se brisa.

«Que personne ne bouge! s'écria Hatteras. Attention aux glaces!»

Celles-ci grimpaient avec une force irrésistible; des glaçons pesant plusieurs quintaux escaladaient les murailles du navire; les plus petits, lancés jusqu'à la hauteur des hunes, retombaient en flèches aiguës, brisant los haubans, coupant les manoeuvres. L'équipage était débordé par ces ennemis innombrables, qui, de leur masse, eussent écrasé cent navires comme _le Forward_.