Jules Verne

Chacun essayait de repousser ces rocs envahissants, et plus d'un matelot fut blessé par leurs arrêtes aiguës, entre autres Bolton, qui eut l'épaule gauche entièrement déchirée. Le bruit prenait des proportions effrayantes. Duck aboyait avec rage après ces ennemis d'une nouvelle sorte. L'obscurité de la nuit accrut bientôt l'horreur de la situation, sans cacher ces blocs irrités, dont la blancheur répercutait les dernières lueurs éparses dans l'atmosphère.

Les commandements d'Hatteras retentissaient toujours au milieu de cette lutte étrange, impossible, surnaturelle, des hommes avec des glaçons. Le navire, obéissant à cette pression énorme, s'inclinait sur bâbord, et l'extrémité de sa grande vergue s'arc-boutait déjà contre le champ de glace, au risque de briser son mât.

Hatteras comprit le danger; le moment était terrible; le brick menaçait de se renverser entièrement, et la mâture pouvait être emportée.

Un bloc énorme, grand comme le navire lui-même, parut alors s'élever le long de la coque; il se soulevait avec une irrésistible puissance; il montait, il dépassait déjà la dunette; s'il se précipitait sur _le Forward_, tout était fini; bientôt il se dressa debout, sa hauteur dépassant les vergues de perroquet, et il oscilla sur sa base.

Un cri d'épouvanté s'échappa de toutes les poitrines. Chacun reflua sur tribord.

Mais, à ce moment, le navire fut entièrement soulagé[1]. On le sentit enlevé, et pendant un temps inappréciable il flotta dans l'air, puis il inclina, retomba sur les glaçons, et, là, fut pris d'un roulis qui fit craquer ses cordages. Que se passait-il donc?

[1] Soulevé.

Soulevé par cette marée montante, repoussé par les blocs qui le prenaient à l'arrière, il franchissait l'infranchissable banquise. Après une minute, qui parut un siècle, de cette étrange navigation, il retomba de l'autre côté de l'obstacle, sur un champ de glace; il l'enfonça de son poids, et se retrouva dans son élément naturel.

«La banquise est franchie! s'écria Johnson, qui s'était jeté à l'avant du brick.

--Dieu soit loué!» répondit Hatteras.

En effet, le brick se trouvait au centre d'un bassin de glace; celle-ci l'entourait de toutes parts, et, bien que la quille plongeât dans l'eau, il ne pouvait bouger; mais s'il demeurait immobile, le champ marchait pour lui.

«Nous dérivons, capitaine! cria Johnson

--Laissons faire,» répondit Hatteras.

Comment, d'ailleurs, eût-il été possible de s'opposer à cet entraînement?

Le jour revint, et il fut bien constaté que sous l'influence d'un courant sous-marin le banc de glace dérivait vers le nord avec rapidité. Cette masse flottante emportait _le Forward_, cloué au milieu de l'ice-field, dont on ne voyait pas la limite; dans la prévision d'une catastrophe, dans le cas où le brick serait jeté sur une côte ou écrasé par la pression des glaces, Hatteras fit monter sur le pont une grande quantité de provisions, les effets de campement, les vêtements et les couvertures de l'équipage; à l'exemple de ce que fit le capitaine MacClure dans une circonstance semblable, il fit entourer le bâtiment d'une ceinture de hamacs gonflés d'air de manière à le prémunir contre les grosses avaries; bientôt la glace, s'accumulant sous l'influence d'une température de sept degrés (-14° centig.); le navire fut entouré d'une muraille de laquelle sa mâture sortait seule.

Pendant sept jours, il navigua de cette façon; la pointe Albert, qui forme l'extrémité ouest du Nouveau-Cornouailles, fut entrevue, le 10 septembre, et disparut bientôt; on remarqua que le champ de glace inclina dans l'est à partir de ce moment. Où allait-il de la sorte? où s'arrêterait-on? Qui pouvait le prévoir?

L'équipage attendait et se croisait les bras. Enfin, la 15 septembre, vers les trois heures du soir, l'ice-field, précipité sans doute sur un autre champ, s'arrêta brusquement; le navire ressentit une secousse violente, Hatteras, qui avait fait son point pendant cette journée, consulta sa carte; il se trouvait dans le nord, sans aucune terre en vue, par 95°35' de longitude et 78°15' de latitude, au centre de cette région, de cette mer inconnue, où les géographes ont placé le pôle du froid!

CHAPITRE XXIV.