«Vous dites donc, monsieur Shandon, lui demandait Gripper, que nous ne pouvons plus revenir sur nos pas.
--Maintenant, il est trop tard, répondit Shandon.
--Alors, reprit un autre matelot, nous ne devons plus songer qu'à l'hivernage?
--C'est notre seule ressource! On n'a pas voulu me croire...
--Une autre fois, répondit Pen, qui avait repris son service accoutumé, on vous croira.
--Comme je ne serai pas le maître... répliqua Shandon.
--Qui sait? répliqua Pen. John Hatteras est libre d'aller aussi loin que bon lui semble, mais on n'est pas obligé de le suivre.
--Il n'y a qu'à se rappeler, reprit Gripper, son premier voyage à la mer de Baffin, et ce qui s'en est suivi!
--Et le voyage du
--Et dont il est revenu seul, répondit Gripper.
--Seul avec son chien, répliqua Clifton.
--Nous n'avons pas envie de nous sacrifier pour le bon plaisir de cet homme, ajouta Pen.
--Ni de perdre les primes que nous avons si bien gagnées!»
On reconnaît Clifton à cette remarque intéressée.
«Lorsque nous aurons dépassé le soixante-dix-huitième degré, ajouta-t-il, et nous n'en sommes pas loin, cela fera juste trois cent soixante-quinze livres pour chacun[1], six fois huit degrés!
[1] 2,375 francs.
--Mais, répondit Gripper, ne les perdrons-nous pas, si nous revenons sans le capitaine?
--Non, répondit Clifton, lorsqu'il sera prouvé que le retour était devenu indispensable.
--Mais le capitaine... cependant...
--Sois tranquille, Gripper, répondit Pen, nous en aurons un capitaine, et un bon, que monsieur Shandon connaît. Quand un commandant devient fou, on le casse et on en nomme un autre. N'est-ce pas, monsieur Shandon?
--Mes amis, répondit Shandon évasivement, vous trouverez toujours en moi un coeur dévoué. Mais attendons les événements.»
L'orage, on le voit, s'amassait sur la tête d'Hatteras; celui-ci, ferme, inébranlable, énergique, toujours confiant, marchait avec audace. En somme, s'il n'avait pas été maître de la direction de son navire, celui-ci s'était vaillamment comporté; la route parcourue en cinq mois représentait la route que d'autres navigateurs mirent deux et trois ans à faire! Hatteras se trouvait maintenant dans l'obligation d'hiverner, mais cette situation ne pouvait effrayer des coeurs forts et décidés, des âmes éprouvées et aguerries, des esprits intrépides et bien trempés! Sir John Ross et MacClure ne passèrent-ils pas trois hivers successifs dans les régions arctiques? ce qui s'était fait ainsi ne pouvait-on le faire encore?
«Certes si, répétait Hatteras, et plus, s'il le faut! Ah! disait-il avec regret au docteur, que n'ai-je pu forcer l'entrée de Smith, au nord de la mer de Baffin, je serais maintenant au pôle!
--Bon! répondait invariablement le docteur, qui eût inventé la confiance au besoin, nous y arriverons, capitaine, sur le quatre-vingt-dix-neuvième méridien au lieu du soixante-quinzième, il est vrai; mais qu'importe? si tout chemin mène à Rome, il est encore plus certain que tout méridien mène au pôle.»
Le 31 août, le thermomètre marqua treize degrés (-10° centig.). La fin de la saison navigable arrivait; _le Forward_ laissa l'île Exmouth sur tribord, et, trois jours après, il dépassa l'île de la Table, située au milieu du canal Belcher. A une époque moins avancée, il eût été possible peut-être de regagner par ce canal la mer de Baffin, mais alors il ne fallait pas y songer. Ce bras de mer, entièrement barré par les glaces, n'eût pas offert un pouce d'eau à la quille du _Forward_; le regard s'étendait sur des ice-fields sans fin et immobiles pour huit mois encore.
Heureusement, on pouvait encore gagner quelques minutes vers le nord, mais à la condition de briser la glace nouvelle sous de gros rouleaux, ou de la déchirer au moyen des pétards. Ce qu'il fallait redouter alors, par ces basses températures, c'était le calme de l'atmosphère, car les passes se prenaient rapidement, et on accueillait avec joie même les vents contraires.