Jules Verne

Ces calculs enflammèrent singulièrement l'avidité de l'équipage, comme on peut le croire, et plus d'un aspirait à dépasser cette latitude dorée, qui, quinze jours auparavant, se réjouissait de descendre vers le sud.

Le _Forward_, dans la journée du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel; la neige et la brume le faisaient paraître colossal en exagérant sa distance; la température se maintenait à quelques degrés au-dessus de glace; des cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs de la montagne; les avalanches se précipitaient avec une détonation semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense réverbération dans l'espace. La nature boréale aux prises avec le dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte de fort près; on apercevait sur quelques rocs abrités de rares bruyères dont les fleurs rosés sortaient timidement entre les neiges, des lichens maigres d'une couleur rougeâtre, et les pousses d'une espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol.

Enfin, le 19 juin, parce fameux soixante-douzième degré de latitude, on doubla la pointe Minto, qui forme l'une des extrémités de la baie Ommaney; le brick entra dans la baie Melville, surnommée la _mer d'Argent_ par Bolton; ce joyeux marin se ïivra sur ce sujet à mille facéties dont le bon Clawbonny rit de grand coeur.

La navigation du _Forward_, malgré une forte brise du nord-est, fut assez facile pour que, le 23 juin, il dépassât le soixante-quatorzième degré de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville, l'une des mers les plus considérables de ces régions. Cette mer fut traversée pour la première fois par le capitaine Parry dans sa grande expédition de 1819, et ce fut là que son équipage gagna la prime de cinq mille livres promise par acte du gouvernement.

Clifton se contenta de remarquer qu'il y avait deux degrés du soixante-douzième au soixante-quatorzième: cela faisait déjà cent vingt-cinq livres à son crédit. Mais on lui fit observer que la fortune dans ces parages était peu de chose, qu'on ne pouvait se dire riche qu'à la condition de boire sa richesse; il semblait donc convenable d'attendre le moment où l'on roulerait sous la table d'une taverne de Liverpool, pour se réjouir et se frotter les mains.

CHAPITRE XIX.

UNE BALEINE EN VUE.

Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n'était pas dépourvu de glaces; on apercevait d'immenses ice-fields prolongés jusqu'aux limites de l'horizon; ça et là apparaissaient quelques ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés. _Le Forward_ suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec brusquerie d'un point du compas à l'autre.

La variabilité du vent dans les mers arctiques est un fait remarquable, et souvent quelques minutes à peine séparent un calme plat d'une tempête désordonnée. C'est ce qu'Hatteras éprouva le 23 juin, au milieu même de l'immense baie.

Les vents les plus constants soufflent généralement de la banquise à la mer libre, et sont très-froids. Ce jour-là, le thermomètre descendit de quelques degrés; le vent sauta dans le sud, et d'immenses rafales passant au-dessus des champs de glace, vinrent se débarrasser de leur humidité sous la forme d'une neige épaisse, Hatteras fit immédiatement carguer les voiles dont il aidait l'hélice, mais pas si vite cependant que son petit perroquet ne fût emporté en un clin d'oeil.

Hatteras commanda ses manoeuvres avec le plus grand sang-froid, et ne quitta pas le pont pendant la tempête; il fut obligé de fuir devant le temps et de remonter dans l'ouest. Le vent soulevait des vagues énormes au milieu desquelles se balançaient des glaçons de toutes formes arrachés aux ice-fields environnants; le brick était secoué comme un jouet d'enfant, et les débris des packs se précipitaient sur sa coque; par moment, il s'élevait perpendiculairement au sommet d'une montagne liquide; sa proue d'acier, ramassant la lumière diffuse, étincelait comme une barre de métal en fusion; puis il descendait dans un abîme, donnant de la tête au milieu des tourbillons de sa fumée, tandis que son hélice, hors de l'eau, tournait à vide avec un bruit sinistre et frappait l'air de ses branches émergées.