Jules Verne

La pluie, mêlée à la neige, tombait à torrent.

Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire tremper jusqu'aux os; il demeura sur le pont, en proie à toute cette émouvante admiration qu'un savant sait extraire d'un tel spectacle. Son plus proche voisin n'aurait pu entendre sa voix; il se taisait donc et regardait; mais en regardant, il fut témoin d'un phénomène bizarre et particulier aux régions hyperboréennes.

La tempête était circonscrite dans un espace restreint et ne s'étendait pas à plus de trois ou quatre milles; en effet, le vent qui passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force, et ne peut porter loin ses violences désastreuses; le docteur apercevait de temps à autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au delà des ice-fields; il suffisait donc au _Forward_ de se diriger à travers les passes pour retrouver une navigation paisible; seulement, il courait risque d'être jeté sur ces bancs mobiles qui obéissaient au mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint au bout de quelques heures à conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de l'ouragan, faisant rage à l'horizon, venait expirer à quelques encâblures du _Forward_.

Le bassin de Melville ne présentait plus alors le même aspect; sous l'influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes, détachées des côtes, dérivaient vers le nord, se croisant et se heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs centaines; mais la baie est fort large, et le brick les évita facilement. Le spectacle était magnifique de ces masses flottantes, qui, douées de vitesses inégales, semblaient lutter entre elles sur ce vaste champ de course.

Le docteur en était à l'enthousiasme, quand Simpson, le harponneur, s'approcha et lui fit remarquer les teintes changeantes de la mer; ces teintes variaient du bleu intense jusqu'au vert olive; de longues bandes s'allongeaient du nord au sud avec des arêtes si vivement tranchées, que l'on pouvait suivre jusqu'à perte de vue leur ligne de démarcation. Parfois aussi, des nappes transparentes prolongeaient d'autres nappes entièrement opaques.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, que pensez-vous de cette particularité? dit Simpson.

--Je pense, mon ami, répondit le docteur, ce que pensait le baleinier Scoresby sur la nature de ces eaux diversement colorées: c'est que les eaux bleues sont dépourvues de ces milliards d'animalcules et de méduses dont sont chargées les eaux vertes; il a fait diverses expériences à ce sujet, et je l'en crois volontiers.

--Oh! monsieur, il y a un autre enseignement à tirer de la coloration de la mer.

--Vraiment?

--Oui, monsieur Clawbonny, et, foi de harponneur, si _le Forward_ était seulement un baleinier, je crois que nous aurions beau jeu.

--Cependant, répondit le docteur, je n'aperçois pas la moindre baleine.

--Bon! nous ne tarderons pas à en voir, je vous le promets. C'est une fameuse chance pour un pécheur de rencontrer ces bandes vertes sous cette latitude.

--Et pourquoi? demanda le docteur, que ces remarques faites par des gens du métier intéressaient vivement.

--Parce que c'est dans ces eaux vertes, répondit Simpson, que l'on pêche les baleines en plus grande quantité.

--Et la raison, Simpson?

--C'est qu'elles y trouvent une nourriture plus abondante.

--Vous êtes certain de ce fait?

--Oh! je l'ai expérimenté cent fois, monsieur Clawbonny, dans la mer de Baffin; je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même dans la baie Melville.

--Vous devez avoir raison, Simpson.

--Et tenez, répondit celui-ci en se penchant audessus du bastingage, regardez, monsieur Clawbonny.

--Tiens, répondit le docteur, on dirait le sillage d'un navire!

--Eh bien, répondit Simpson, c'est une substance graisseuse que la baleine laisse après elle. Croyez-moi, l'animal qui l'a produite ne doit pas être loin!»

En effet, l'atmosphère était imprégnée d'une forte odeur de fraichin. Le docteur se prit donc à considérer attentivement la surface de la mer, et la prédiction du harponneur ne tarda pas à se vérifier.