Jules Verne

Ses ordres, s'il en donnait, étaient brefs et rudes. Shandon gardait un silence froid, et peu à peu se retirant en lui-même, il n'eut plus avec Hatteras que les relations exigées par les besoins du service; James Wall restait dévoué à Shandon, et modelait sa conduite sur la sienne. Le reste de l'équipage attendait les événements, prêt à en profiter dans son propre intérêt. Il n'y avait plus à bord cette unité de pensées, cette communion d'idées si nécessaire pour l'accomplissemeat des grandes choses. Hatteras le savait bien.

On vit pendant la journée deux baleines filer rapidement vers le sud; on aperçut également un ours blanc qui fut salué de quelques coups de fusil sans succès apparent. Le capitaine connaissait le prix d'une heure dans ces circonstances, et ne permit pas de poursuivre l'animal.

Le mercredi matin, l'extrémité du canal du Régent fut dépassée; l'angle de la côte ouest était suivi d'une profonde courbure de la terre. En consultant sa carte, le docteur reconnut la pointe de Sommerset-House ou pointe Fury.

«Voilà, dit-il à son interlocuteur habituel, l'endroit même où se perdit le premier navire anglais envoyé dans ces mers en 1815, pendant le troisième voyage que Parry faisait au pôle; _la Fury_ fut tellement maltraitée par les glaces à son second hivernage, que l'équipage dut l'abandonner et revenir en Angleterre sur sa conserve _l'Hécla_.

--Avantage évident d'avoir un second navire, répondit Johnson; c'est une précaution que les navigateurs polaires ne doivent pas négliger; mais le capitaine Hatteras n'était pas homme à s'embarrasser d'un compagnon!

--Est-ce que vous le trouvez imprudent, Johnson? demanda le docteur.

--Moi? je ne trouve rîen, monsieur Clawbonny. Tenez, voyez sur la côte ces pieux qui soutiennent encore quelques lambeaux d'une tente à demi pourrie.

--Oui, Johnson; c'est là que Parry débarqua tous les approvisionnements de son navire, et, si ma mémoire est fidèle, le toit de la maison qu'il construisit était fait d'un hunier recouvert par les manoeuvres courantes de _la Fury_.

--Cela a dû bien changer depuis 1825.

--Mais pas trop, Johnson. En 1829, John Ross trouva la santé et le salut de son équipage dans cette fragile demeure. En 1851, lorsque le prince Albert y envoya une expédition, cette maison subsistait encore; le capitaine Kennedy la fit réparer, il y a neuf ans de cela. Il serait intéressant pour nous de la visiter, mais Hatteras n'est pas d'humeur à s'arrêter!

--Et il a sans doute raison, monsieur Clawbonny; si le temps est l'argent en Angleterre, ici c'est le salut, et pour un jour de retard, une heure même, on s'expose à compromettre tout un voyage. Laissons-le donc agir à sa guise.»

Pendant la journée du jeudi 1er juin, la baie qui porte le nom de baie Creswell, fut coupée diagonalement par _le Forward_; depuis la pointe de la Fury, la côte s'élevait vers le nord en rochers perpendiculaires de trois cents pieds de hauteur; au sud, elle tendait à s'abaisser; quelques sommets neigeux présentaient aux regards des tables nettement coupées, tandis que les autres, affectant des formes bizarres, projetaient dans la brume leurs pyramides aiguës.

Le temps se radoucit pendant cette journée, mais au détriment de sa clarté; on perdit la terre de vue; le thermomètre remonta à trente-deux degrés (0 centig.) quelques gelinottes voletaient ça et là, et des troupes d'oies sauvages pointaient vers le nord; l'équipage dut se débarrasser d'une partie de ses vêtements; on sentait l'influence de la saison d'été dans ces contrées arctiques.

Vers le soir, _le Forward_ doubla le cap Garry à un quart de mille du rivage par un fond de dix à douze brasses, et dès lors il rangea la côte de près jusqu'à la baie Brentford. C'était sous cette latitude que devait se rencontrer le détroit de Bellot, détroit que sir John Ross ne soupçonna même pas dans son expédition de 1828; ses cartes indiquent une côte non interrompue, dont il a noté et nommé les moindres irrégularités avec le plus grand soin; il faut donc admettre qu'à l'époque de son exploration l'entrée du détroit, complètement fermée par les glaces, ne pouvait en aucune façon se distinguer de la terre elle-même.