Jules Verne

Ce détroit fut réellement découvert par le capitaine Kennedy dans une excursion faite en avril 1852; il lui donna le nom du lieutenant Bellot, «juste tribut,» dit-il, «aux importants services rendus à notre expédition par l'officier français.»

CHAPITRE XVI.

LE PÔLE MAGNÉTIQUE

Hatteras, en s'approchant de ce détroit, sentit redoubler ses inquiétudes; en effet, le sort de son voyage allait se décider; jusqu'ici il avait fait plus que ses prédécesseurs, dont le plus heureux, MacClintock, mit quinze mois à atteindre cette partie des mers polaires; mais c'était peu, et rien même, s'il ne parvenait à franchir le détroit de Bellot; ne pouvant revenir sur ses pas, il se voyait bloqué jusqu'à l'année suivante.

Aussi il ne voulut s'en rapporter qu'à lui-même du soin d'examiner la côte; il monta dans le nid de pie, et il y passa plusieurs heures de la matinée du samedi.

L'équipage se rendait parfaitement compte de la situation du navire; un profond silence régnait à bord; la machine ralentit ses mouvements; _le Forward_ se tint aussi près de terre que possible; la côte était hérissée de ces glaces que les plus chauds étés ne parviennent pas à dissoudre; il fallait un oeil habile pour démêler une entrée au milieu d'elles.

Hatteras comparait ses cartes et la terre. Le soleil s'étant montré un instant vers midi, il fit prendre par Shandon et Wall une observation assez exacte qui lui fut transmise à voix haute.

Il y eut là une demi-journée d'anxiété pour tous les esprits. Mais soudain, vers deux heures, ces paroles retentissantes tombèrent du haut du mât de misaine:

«Le cap à l'ouest, et forcez de vapeur.»

Le brick obéit instantanément; il tourna sa proue vers le point indiqué; la mer écuma sous les branches de l'hélice, et _le Forward_ s'élança à toute vitesse entre deux ice-streams convulsionnés.

Le chemin était trouvé; Hatteras redescendit sur la dunette, et l'ice-master remonta à son poste.

«Eh bien, capitaine, dit le docteur, nous sommes donc enfin entrés dans ce fameux détroit?

--Oui, répondit Hatteras en baissant la voix; mais ce n'est pas tout que d'y entrer, il faut encore en sortir.»

Et sur cette parole, il regagna sa cabine.

«Il a raison, se dit le docteur; nous sommes là comme dans une souricière, sans grand espace pour manoeuvrer, et s'il fallait hiverner dans ce détroit!... Bon! nous ne serions pas les premiers à qui pareille aventure arriverait, et où d'autres se sont tirés d'embarras nous saurions bien nous tirer d'affaire!»

Le docteur ne se trompait pas. C'est à cette place même, dans un petit port abrité nommé port Kennedy par MacClintock lui-même, que _le Fox_ hiverna en 1858. En ce moment, on pouvait reconnaître les hautes chaînes granitiques et les falaises escarpées des deux rivages.

Le détroit de Bellot, d'un mille de large sur dix-sept milles de long, avec un courant de six à sept noeuds, est encaissé dans des montagnes dont l'altitude est estimée à seize cents pieds; il sépare North-Sommerset de la terre Boothia; les navires, on le comprend, n'y ont pas leurs coudées franches. _Le Forward_ avançait avec précaution, mais il avançait; les tempêtes sont fréquentes dans cet espace resserré, et le brick n'échappa pas à leur violence habituelle; par ordre d'Hatteras, les vergues des perroquets et des huniers furent envoyées en bas, les mâts dépassés; malgré tout, le navire fatigua énormément; les coups de mer arrivaient par paquets dans les rafales de pluie; la fumée s'enfuyait vers l'est avec une étonnante rapidité; on marchait un peu à l'aventure au milieu des glaces en mouvement; le baromètre tomba à vingt-neuf pouces; il était difficile de se maintenir sur le pont; aussi la plupart des hommes demeuraient dans le poste pour ne pas souffrir inutilement,

Hatteras, Johnson, Shandon restèrent sur la dunette, en dépit des tourbillons de neige et de pluie; et il faut ajouter le docteur, qui, s'étant demandé ce qui lui serait le plus désagréable de faire en ce moment, monta immédiatement sur le pont; on ne pouvait s'entendre, et à peine se voir; aussi garda-t-il pour lui ses réflexions.