La mer devint assez forte, et souvent les lames balayèrent le pont du brick en y projetant des morceaux de glace. Les terres de la côte nord offraient aux regards de curieuses apparences avec leurs hautes tables presque nivelées, qui répercutaient les rayons du soleil.
Hatteras eût voulu prolonger les terres septentrionales, afin de gagner au plus tôt l'île Beechey et l'entrée du canal Wellington; mais une banquise continue l'obligeait, à son grand déplaisir, de suivre les passes du sud.
Ce fut pour cette raison que, le 26 mai, au milieu d'un brouillard sillonné de neige, _le Forward_ se trouva par le travers du cap York; une montagne d'une grande hauteur et presque à pic le fit reconnaître; le temps s'étant un peu levé, le soleil parut un instant vers midi, et permit de faire une assez bonne observation: 74°4' de latitude, et 84°23' de longitude. _Le Forward_ se trouvait donc à l'extrémité du détroit de Lancastre.
Hatteras montrait sur ses cartes, au docteur, la route suivie et à suivre. Or, la position du brick était intéressante en ce moment.
«J'aurais voulu, dit-il, me trouver plus au nord, mais à l'impossible nul n'est tenu; voyez, voici notre situation exacte.»
Le capitaine pointa sa carte à peu de distance du cap York.
«Nous sommes au milieu de ce carrefour ouvert à tous les vents, et formé par les débouchés du détroit de Lancastre, du détroit de Barrow, du canal de Wellington, et du passage du Régent; c'est un point auquel ont nécessairement abouti tous les navigateurs de ces mers.
--Eh bien, répondit le docteur, cela devait être embarrassant pour eux; c'est un véritable carrefour, comme vous dites, auquel viennent se croiser quatre grandes routes, et je ne vois pas de poteaux indicateurs du vrai chemin! Comment donc les Parry, les Ross, les Franklin, ont-ils fait?
--Ils n'ont pas fait, docteur, ils se sont laissé faire: ils n'avaient pas le choix, je vous assure; tantôt le détroit de Barrow se fermait pour l'un, qui, l'année suivante, s'ouvrait pour l'autre; tantôt le navire se sentait inévitablement entraîné vers le passage du Régent. Il est arrivé de tout cela, que, par la force des choses, on a foi par connaître ces mers si embrouillées.
--Quel singulier pays! fit le docteur, en considérant la carte; comme tout y est déchiqueté, déchiré, mis en morceaux, sans aucun ordre, sans aucune logique! Il semble que les terres voisines du pôle Nord ne soient ainsi morcelées que pour en rendre les approches plus difficiles, tandis que dans l'autre hémisphère elles se terminent par des pointes tranquilles et effilées comme le cap Horn, le cap de Bonne-Espérance et la péninsule Indienne! Est-ce la rapidité plus grande de l'Équateur qui a ainsi modifié les choses, tandis que les terres extrêmes, encore fluides aux premiers jours du monde, n'ont pu se condenser, s'agglomérer les unes aux autres, faute d'une rotation assez rapide?
--Cela doit être, car il y a une logique à tout ici-bas, et rien ne s'y est fait sans des motifs que Dieu permet quelquefois aux savants de découvrir; ainsi, docteur, usez de la permission.
--Je serai malheureusement discret, capitaine. Mais quel vent effroyable règne dans ce détroit? ajouta le docteur en s'encapuchonnant de son mieux.
--Oui, la brise du nord y fait rage surtout, et nous écarte de notre route.
--Elle devrait cependant repousser les glaces au sud et laisser le chemin libre.
--Elle le devrait, docteur, mais le vent ne fait pas toujours ce qu'il doit. Voyez! cette banquise paraît impénétrable. Enfin, nous essayerons d'arriver à l'île Griffith, puis de contourner l'île Cornwallis pour gagner le canal de la Reine, sans passer par le canal de Wellington. Et cependant, je veux absolument toucher à l'île Beechey, afin d'y refaire ma provision de charbon.
--Comment cela? repondit le docteur étonné.
--Sans doute; d'après l'ordre de l'Amirauté, de grandes provisions ont été déposées sur cette île, afin de pourvoir aux expéditions futures, et, quoi que le capitaine MacClintock ait pu prendre en août 1859, je vous assure qu'il en restera pour nous.