Jules Verne

--Au fait, dit le docteur, ces parages ont été explorés pendant quinze ans, et, jusqu'au jour ou la preuve certaine de la perte de Franklin a été acquise, l'Amirauté a toujours entretenu cinq ou six navires dans ces mers. Si je ne me trompe, même, l'île Griffith, que je vois là sur la carte, presque au milieu du carrefour, est devenue le rendez-vous général des navigateurs.

--Cela est vrai, docteur, et la malheureuse expédition de Franklin a eu pour résultat de nous faire connaître ces lointaines contrées.

--C'est juste, capitaine, car les expéditions ont été nombreuses depuis 1845. Ce ne fut qu'en 1848 que l'on s'inquiéta de la disparition de l'_Erebus_ et du _Terror_, les deux navires de Franklin. On voit alors le vieil ami de l'amiral, le docteur Richardson, âgé de soixante-dix ans, courir au Canada et remonter la rivière Coppermine jusqu'à la mer Polaire; de son côté, James Ross, commandant l'_Entreprise_ et l'_Investigator_, appareille d'Uppernawik en 1848, et arrive au cap York où nous sommes en ce moment. Chaque jour, il jette à la mer un baril contenant des papiers destinés à faire connaître sa position; pendant la brume, il tire le canon; la nuit, il lance des fusées et brûle des feux de Bengale, ayant soin de se tenir toujours sous une petite voilure; enfin il hiverne au port Léopold de 1848 à 1849; là, il s'empare d'une grande quantité de renards blancs, fait river à leur cou des colliers de cuivre sur lesquels était gravée l'indication de la situation des navires et des dépôts de vivres, et il les fait disperser dans toutes les directions; puis au printemps, il commence à fouiller les côtes de North-Sommerset sur des traîneaux, au milieu de dangers et de privations qui rendirent presque tous ses hommes malades ou estropiés, élevant des cairns[1] dans lesquels il enfermait des cylindres de cuivre, avec les notes nécessaires pour rallier l'expédition perdue; pendant son absence, le lieutenant MacClure explorait sans résultat les côtes septentrionales du détroit de Barrow. Il est à remarquer, capitaine, que James Ross avait sous ses ordres deux officiers destinés à devenir célèbres plus tard, MacClure qui franchit le passage du nord-ouest, MacClintock qui découvrit les restes da Franklin.

[1] Petites pyramides de pierres.

--Deux bons et braves capitaines, aujourd'hui, deux braves Anglais; continuez, docteur, l'histoire de ces mers que vous possédez si bien; il y a toujours à gagner aux récits de ces tentatives audacieuses.

--Eh bien, pour en terminer avec James Ross, j'ajouterai qu'il essaya de gagner l'île Melville plus à l'ouest; mais il faillit perdre ses navires, et, pris par les glaces, il fut ramené malgré lui jusque dans la mer de Baffin.

--Ramené, fit Hatteras en fronçant le sourcil, ramené malgré lui!

--Il n'avait rien découvert, reprit le docteur; ce fut à partir de cette année 1850 que les navires anglais ne cessèrent de sillonner ces mers, et qu'une prime de vingt mille livres[1] fut promise à toute personne qui découvrirait les équipages de l'_Erebus_ et du _Terror_. Déjà en 1848, les capitaines Kellet et Moore, commandant l'_Hérald et _le Plover_, tentaient de pénétrer par le détroit de Behring. J'ajouterai que pendant les années 1850 et 1851, le capitaine Austin hiverna à l'île Cornwallis, le capitaine Penny explora sur l'_Assistance_ et _la Résolue_ le canal Wellington, la vieux John Ross, le héros du pôle magnétique, repartit sur son yacht _le Félix_ à la recherche de son ami, le brick _le Prince-Albert_ fit un premier voyage aux frais de Lady Franklin, et enfin que deux navires américains expédiés par Grinnel avec le capitaine Haven, entraînés hors du canal de Wellington, furent rejetés dans le détroit de Lancastre. Ce fut pendant cette année que MacClintock, alors lieutenant d'Austin, poussa jusqu'à l'île Melville et au cap Dundac, points extrêmes atteints par Parry en 1819, et que l'on trouva à l'île Beechey des traces de l'hivernage de Franklin en 1845.

[1] 500,000 francs.

--Oui, répondit Hatteras, trois de ses matelots y avaient été inhumés, trois hommes plus chanceux que les autres!

--De 1851 à 1852, continua le docteur, en approuvant du geste la remarque d'Hatteras, nous voyons _le Prince-Albert_ entreprendre un second voyage avec le lieutenant français Bellot; il hiverne à Batty-Bay dans le détroit du Prince Régent, explore le sud-ouest de Sommerset, et en reconnaît la côte jusqu'au cap Walker.