Jules Verne

«Si, non, rien de fait. Si, oui, cinq cents livres[1] vous seront allouées comme traitement, et à l'expiration de chaque année, pendant toute la durée de la campagne vos appointements seront augmentés d'un dixième.

[1] 12,500 francs.

«Le brick _le Forward_ n'existe pas. Vous aurez à le faire construire de façon qu'il puisse prendre la mer dans les premiers jours d'avril 1860 au plus tard. Ci-joint un plan détaillé avec devis. Vous vous y conformerez scrupuleusement. Le navire sera construit dans les chantiers de MM. Scott & Co., qui régleront avec vous.

«Je vous recommande particulièrement l'équipage du _Forward_; il sera composé d'un capitaine, moi, d'un second, vous, d'un troisième officier, d'un maître d'équipage, de deux ingénieurs[1], d'un ice-master[2], de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout dix-huit hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny de cette ville, qui se présentera à vous en temps opportun.

[1] Ingénieurs-mécaniciens [2] Pilote des glaces.

«Il conviendra que les gens appelés à faire la campagne du _Forward_ soient Anglais, libres, sans famille, célibataires, sobres, car l'usage des spiritueux et de la bière même ne sera pas toléré à bord, prêts à tout entreprendre comme à tout supporter. Vous les choisirez de préférence doués d'une constitution sanguine, et par cela même portant en eux à un plus haut degré le principe générateur de la chaleur animale.

«Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec accroissement d'un dixième par chaque année de service. A la fin de la campagne, cinq cents livres seront assurées à chacun d'eux, et deux mille livres[1] réservées à vous même. Ces fonds seront faits chez MM. Marcuart & Co., déjà nommés.

[1] 50,000 francs.

«Cette campagne sera longue et pénible, mais honorable. Vous n'avez donc pas à hésiter, monsieur Shandon.

«Réponse, poste restante, à Gotteborg (Suède), aux initiales K.Z.

«P.-S. Vous recevrez, le 15 février prochain, un chien grand danois, à lèvres pendantes, d'un fauve noirâtre, rayé transversalement de bandes noires. Vous l'installerez à bord, et vous le ferez nourrir de pain d'orge mélangé avec du bouillon de pain de suif[1]. Vous accuserez réception dudit chien à Livourne (Italie), mêmes initiales que dessus.

[1] Pain de suif ou pain de cretons très-favorable à la nourriture des chiens.

«Le capitaine du _Forward_ se présentera et se fera reconnaître en temps utile. Au moment du départ, vous recevrez de nouvelles instructions.

«Le capitaine du _Forward_ «K.Z.»

CHAPITRE III.

LE DOCTEUR CLAWBONNY.

Richard Shandon était un bon marin; il avait longtemps commandé les baleiniers dans les mers arctiques, avec une réputation solidement établie dans tout le Lancastre. Une pareille lettre pouvait à bon droit l'étonner; il s'étonna donc, mais avec le sang-froid d'un homme qui en a vu d'autres.

Il se trouvait d'ailleurs dans les conditions voulues; pas de femme, pas d'enfant, pas de parents: un homme libre s'il en fut. Donc, n'ayant personne à consulter, il se rendit tout droit chez MM. Marcuart & Co, banquiers.

«Si l'argent est là, se dit-il, le reste va tout seul.»

II fut reçu dans la maison de banque avec les égards dus à un homme que seize mille livres attendent tranquillement dans une caisse; ce point vérifié, Shandon se fit donner une feuille de papier blanc, et de sa grosse écriture de marin il envoya son acceptation à l'adresse indiquée.

Le jour même, il se mit en rapport avec les constructeurs de Birkenhead, et vingt-quatre heures après, la quille du _Forward_ s'allongeait déjà sur les tins du chantier.

Richard Shandon était un garçon d'une quarantaine d'années, robuste, énergique et brave, trois qualités pour un marin, car elles donnent la confiance, la vigueur et le sang-froid. On lui reconnaissait un caractère jaloux et difficile; aussi ne fut-il jamais aimé de ses matelots, mais craint.