Jules Verne

Cette réputation n'allait pas, d'ailleurs, jusqu'à rendre laborieuse la composition de son équipage, car on le savait habile à &e tirer d'affaire.

Shandon craignait que le côté mystérieux de l'entreprise fût de nature à gêner ses mouvements.

«Aussi, se dit-il, le mieux est de ne rien ébruiter; il y aurait de ces chiens de mer qui voudraient connaître le parce que et le pourquoi de l'affaire, et comme je ne sais rien, je serais fort empêché de leur répondre. Ce K.Z. est à coup sûr un drôle de particulier; mais au bout du compte, il me connaît, il compte sur moi: cela suffit. Quant à son navire, il sera joliment tourné, et je ne m'appelle pas Richard Shandon, s'il n'est pas destiné à fréquenter la mer glaciale. Mais gardons cela pour moi et mes officiers.»

Sur ce, Shandon s'occupa de recruter son équipage, en se tenant dans les conditions de famille et de santé exigées par le capitaine.

Il connaissait un brave garçon très-dévoué, bon marin, du nom de James Wall. Ce Wall pouvait avoir trente ans, et n'en était pas à son premier voyage dans les mers du Nord. Shandon lui proposa la place de troisième officier, et James Wall accepta les yeux fermés; il ne demandait qu'à naviguer, et il aimait beaucoup son état. Shandon lui conta l'affaire en détail, ainsi qu'à un certain Johnson, dont il fit son maître d'équipage.

«Au petit bonheur, répondit James Wall; autant cela qu'autre chose. Si c'est pour chercher le passage du Nord-Ouest, il y en a qui en reviennent.

--Pas toujours, répondit maître Johnson; mais enfin ce n'est pas une raison pour n'y point aller.

--D'ailleurs, si nous ne nous trompons pas dans nos conjectures, reprit Shandon, il faut avouer que ce voyage s'entreprend dans de bonnes conditions. Ce sera un fin navire, ce _Forward_, et, muni d'une bonne machine, il pourra aller loin. Dix-huit hommes d'équipage, c'est tout ce qu'il nous faut.

--Dix-huit hommes, répliqua maître Johnson, autant que l'Américain Kane en avait à bord, quand il a fait sa fameuse pointe vers le pôle.

--C'est toujours singulier, reprît Wall, qu'un particulier tente encore de traverser la mer du détroit de Davis au détroit de Behring. Les expéditions envoyées à la recherche de l'amiral Franklin ont déjà coûté plus de sept cent soixante mille livres[1] à l'Angleterre, sans produire aucun résultat pratique! Qui diable peut encore risquer sa fortune dans une entreprise pareille?

[1] Dix-neuf millions.

--D'abord, James, répondit Shandon, nous raisonnons sur une simple hypothèse. Irons-nous véritablement dans les mers boréales ou australes, je l'ignore, il s'agit peut-être du quelque nouvelle découverte à tenter. Au surplus, il doit se présenter un jour ou l'autre un certain docteur Clawbonny, qui en saura sans doute plus long, et sera chargé de nous instruire. Nous verrons bien.

--Attendons alors, dit maître Johnson; pour ma part, je vais me mettre en quête de solides sujets, commandant; et quant à leur principe de chaleur animale, comme dit le capitaine, je vous le garantis d'avance. Vous pouvez vous en rapporter à moi.»

Ce Johnson était un homme précieux; il connaissait la navigation des hautes latitudes, Il se trouvait en qualité de quartier-maître à bord du _Phénix_, qui fit partie des expéditions envoyées en 1853 à la recherche de Franklin; ce brave marin fut même témoin de la mort du lieutenant français Bellot, qu'il accompagnait dans son excursion à travers les glaces. Johnson connaissait le personnel maritime de Liverpool, et se mit immédiatement en campagne pour recruter son monde.

Shandon, Wall et lui firent si bien, que dans les premiers jours de décembre leurs hommes se trouvèrent au complet; mais ce ne fut pas sans difficultés; beaucoup se tenaient alléchés par l'appât de la haute paye, que l'avenir de l'expédition effrayait, et plus d'un s'engagea résolument, qui vint plus tard rendre sa parole et ses à-comptes, dissuadé par ses amis de tenter une pareille entreprise. Chacun d'ailleurs essayait de percer le mystère, et pressait de questions le commandant Richard.